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Tandis que l’empereur parcourait les ports, l’impératrice partit pour aller prendre les eaux à Aix-la-Chapelle. Elle y fut accompagnée d’une partie de sa nouvelle maison. M. de Rémusat[1] eut ordre de l’y suivre, pour y attendre l’empereur, qui devait la rejoindre. Je fus assez contente de ce nouveau répit ; je ne pouvais pas trop me dissimuler que tant de nouveaux venus effaçaient un peu de la valeur que m’avait donnée pendant les premières années l’impossibilité des comparaisons, et, quoique jeune encore sur les expériences da monde, je compris qu’un peu d’absence me serait utile pour reprendre ensuite, non la première place, mais celle que je choisirais. L’impératrice emmena donc Mme de la Rochefoucauld. C’était une femme alors d’environ trente-six à quarante ans, petite, bossue, d’une physionomie assez piquante, d’un esprit ordinaire, mais dont elle tirait bon parti, hardie comme les femmes mal faites qui ont eu quelque succès malgré leurs difformités, gaie et nullement méchante[2]. Elle affichait toutes les opinions de ce qu’on appelait les aristocrates pendant la révolution, et, comme elle eût été embarrassée de les allier avec sa situation présente, elle prenait son parti d’en rire, et ses plaisanteries retombaient sur elle-même avec assez de bonne grâce. Elle plut à l’empereur, parce qu’elle était légère et incapable d’intrigue. Au reste, soit sagesse, heureux hasard ou impossibilité, jamais cour aussi nombreuse par les femmes n’offrit moins de chances pour aucune espèce d’intrigue. Les affaires de l’état se concentraient dans le seul cabinet de l’empereur; on les ignorait et on savait que personne n’eût pu s’en mêler; de faveur, personne non plus ne pouvait se flatter d’en avoir. Le petit nombre de ceux que l’empereur distinguait, habituellement suspendus à l’exécution de sa volonté, étaient inabordables sur tout. Duroc, Savary, Maret ne laissaient échapper aucune parole inutile et s’appliquaient à nous communiquer immédiatement les ordres qu’ils recevaient. Nous ne leur apparaissions, et nous ne nous apparaissions nous-mêmes, en faisant uniquement la chose qui nous était ordonnée, que comme de vraies machines à peu près pareilles, ou peu s’en fallait, aux meubles élégans et dorés dont on venait d’orner les palais des Tuileries et de Saint-Cloud.

Une remarque que je fis dans ce temps et qui m’amusait assez, fut qu’à mesure que les grands seigneurs d’autrefois arrivèrent à

  1. Il venait d’être nommé premier chambellan de l’empereur. (P. R.)
  2. « Une personne de haute naissance, a dit M. Thiers (tome V, livre XIX, p, 124), Mme de la Rochefoucauld, privée de beauté, mais non d’esprit, distinguée par son éducation et ses manières, autrefois fort royaliste, et riant maintenant avec assez de grâce de ses passions éteintes, fut destinée à être dame d’honneur de Joséphine. » (P. R.)