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par la bonne façon d’en juger, qui est de se laisser prendre aux choses et de n’avoir ni prévention aveugle, ni complaisance affectée, ni délicatesse ridicule ». Aussi, voyez l’homme de théâtre à sa besogne, admirez cet art qu’il a de naviguer in medias res, de se gouverner de manière à ne jamais éluder une situation, de les aborder, de les résoudre par les plus habiles transitions, les contrastes les mieux combinés, amenant par l’air du Sommeil l’entrée des pêcheurs révoltés, terminant par une scène mimée, par un tableau, cet admirable second acte plein de conflits tragiques et tout vibrant encore de l’écho des masses vocales. Insisterai-je sur la musique de danse avec ses rythmes et ses tarentelles d’un tour si neuf et qui rompant avec le pathos du divertissement classique ouvre la carrière aux airs nationaux et aux ballets de caractère?

M Scribe et Auber, écrivait Heine, sont deux hommes d’infiniment d’esprit, ils ont la grâce, le sentiment, la passion même; seulement ce qui manque à l’un, c’est la poésie, et ce qui manque à l’autre, c’est la musique. » L’épigramme qui pour Scribe a du vrai, ne tient pas une minute appliquée à l’auteur de la Muette. Auber ici nage au contraire en pleine musique, il ne méritera ce reproche que plus tard, lorsque, par l’effet d’une trop assidue collaboration, son talent se rétrécira au contact de Scribe, Si le grand souffle héroïque et populaire de la Muette ne s’est pas retrouvé chez le musicien, il convient, selon nous, d’attribuer ce tort à son poète qui, l’inclinant de plus en plus vers l’opéra comique, ne lui donnait à peindre même sur la scène du grand opéra, que des tableaux de genre comme Gustave, le Lac des fées, le Philtre et la Corbeille d’oranges. Scribe, affirmant de jour en jour davantage sa manière, ne s’apercevait pas qu’il entraînait son musicien au maniérisme, ou peut-être bien que, s’en apercevant, il jugeait la chose plus utile aux intérêts de la communauté. Toujours est-il qu’à mesure que la comédie gagnait du terrain, la musique en perdait; l’anecdote devenant le principal, l’intrigue et le dialogue tenant le haut bout, il ne restait au compositeur qu’à se cantonner dans les petits coins et s’y manifester de son mieux. Ces quarante années de collaboration furent cause que le trésor d’Auber se dépensa en menue monnaie; à quoi bon les sentimens et la passion quand leurs semblans peuvent suffire? Et cependant au milieu de ces airs dansans, de ces chansons, de ces fredons, de tout cet amusant parlage des violens, des hautbois et des clarinettes, conférant entre eux comme des gens bien élevés qui se rassemblent pour ne se rien dire, — dans ces opéras de salon et de conversation, que d’échappées superbes par momens, quels fiers coups d’aile : le premier acte d’Haydée, le quintette de la Sirène, le cantique avec chœurs au troisième acte du Domino noir!