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soleil. » Lui-même disait à Mlle de Dönniges : « T’imagines-tu vraiment que je sacrifie le repos de mes nuits, la moelle de mes os, la vigueur de mes poumons pour tirer les marrons du feu et les laisser manger à d’autres? Ai-je l’encolure d’un martyr politique? Je consens à agir et à combattre, mais je prétends jouir du prix du combat. » Ajoutons qu’ayant débuté dans la vie par une aventure, c’est par une aventure qu’il en est sorti; ainsi le veut le destin. Dans l’intervalle il avait expliqué Héraclite, composé une tragédie, publié un livre sur les origines du droit que les socialistes ne sont pas seuls à admirer, et la parole de ce tribun avait remué les foules et arraché un verdict d’acquittement à plus d’un tribunal, — après quoi l’aventurier a reparu, car nous finissons toujours comme nous avons commencé. Vraiment il est permis de croire que la balle qui l’a tué avait été fondue le jour même de sa naissance par cette main fatale qui fait tout et qu’on ne voit pas.

Quant à ceux qui prétendent que, s’il avait vécu, il n’aurait pas tardé à se brouiller avec ses utopies et à transiger avec les gouvernemens, ils affectent d’oublier sa dévorante ambition. Dans la nuit où il escalada la fenêtre de Dalila, il lui dit : « Nous ne nous sommes pas entendus, Bismarck et moi, et nous ne pouvions nous entendre. Nous sommes tous les deux trop finassiers, nous avons deviné notre finasserie réciproque. En vérité, nous aurions fini par nous rire au nez, mais nous sommes trop bien élevés pour cela; aussi nous sommes-nous contentés de nous voir et de causer ensemble comme deux hommes d’esprit. » Il était de cette race d’ambitieux qui ne peuvent s’accommoder que de la première place; or la première place était prise et bien gardée. Il s’en consolait en caressant des chimères dont il n’était qu’à moitié la dupe, Il promettait à Mlle de Dönniges qu’elle entrerait un jour à Berlin assise à ses côtés dans une voiture attelée de six chevaux blancs, au milieu des acclamations de tout un peuple. Il lui annonçait qu’avant peu il serait Ferdinand, l’élu de la nation allemande, Ferdinand, président de la grande république unitaire. Puis, l’entraînant devant une glace et attachant sur elle ses yeux d’oiseau de proie : — « Regarde dans cette glace nos deux images. Ne voilà-t-il pas un fier couple, vraiment royal? La nature n’a-t-elle pas créé ces deux êtres dans un moment de joyeuse et superbe humeur? et n’est-il pas vrai que la souveraine puissance nous siérait à merveille? Enfant, applaudis-toi de m’avoir choisi entre tous. Vive la république et sa présidente aux cheveux d’or! » Quelque justice qu’on puisse rendre aux talens de Lassalle et à la générosité naturelle de son esprit, l’Allemagne, il faut en convenir, n’a pas sujet de regretter qu’il ait emporté dans la tombe ses amours, son rêve et sa république. Quelle république, grand Dieu! et, malgré ses cheveux d’or, quelle présidente!


G. VALBERT.