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garçon, le teint basané, les cheveux crépus, les yeux d’un noir de velours, qui était tout le portrait d’Othello. Il s’éprit de moi comme l’Italien; il me plaisait, je lui faisais faire mes dix mille volontés, je le considérais comme ma chose, comme ma propriété, et je l’appelais mon page noir. De Berlin, je retournai en Italie, où je conçus une tendre sympathie pour un officier de la marine russe. Il en résulta que j’eus le courage de déclarer au commandant de la citadelle d’Alexandrie que je le détestais et de rompre avec lui, ce qui fit pousser les hauts cris à ma mère. Je passai un hiver à Nice, où mon père avait accompagné le roi. Il y avait là beaucoup de personnages de distinction, Meyerbeer, la grande-duchesse Hélène, Carl Vogt, lord Lytton Bulwer, et avec eux une écume où se trouvaient réunis côte à côte le plus beau monde, le demi-monde et le pire de tous les mondes. Cette écume me plut infiniment. J’étais charmée des hommages qu’on me prodiguait; je passais à Nice pour l’écuyère la plus intrépide, pour la danseuse la plus infatigable, pour la reine de toutes les folies, et je me brouillais de plus en plus avec la vieille morale allemande. De Nice, je retournai à Berlin; j’y retrouvai mon boyard, le jeune Yanko, et pour la première fois j’entendis parler de Lassalle; quelqu’un m’assura que j’étais la seule femme vraiment digne d’épouser ce grand homme. J’étais fort curieuse de le voir; je le rencontrai enfin à l’un des mardis de l’avocat Hirzemenzel. Je me tins quelque temps à l’écart, assise sur un tabouret, masquée par un sopha. Il ne me voyait pas, et je l’écoutais. Je sortis brusquement de ma cachette, je courus à lui, nous nous regardâmes les yeux dans les yeux, muets, étonnés, confondus. Ce fut un coup de foudre. Il finit par me dire : « Vous êtes Brunhilde, vous êtes Adrienne de Cardoville, vous êtes le joli renard dont on m’a parlé, vous êtes Hélène de Dönniges. » Là-dessus on soupa; nous restâmes ensemble jusqu’au petit jour sans déparler. Quand je sortis, il me tutoyait depuis deux heures, et il me prit dans ses bras pour descendre l’escalier. Cela me parut tout naturel. Il me raconta en me reconduisant chez ma grand’mère qu’un de ses amis lui avait dit : « Je t’ai trouvé une femme, mais cette femme est un renard. » Il en conclut qu’il voulait m’épouser. Je ressentais eu l’écoutant la voluptueuse souffrance, wonnige Qual, que peut éprouver une somnambule sous le regard du magnétiseur. Cependant je prévoyais que mes relations avec cet illustre démagogue seraient très mal vues de ma famille; j’eus soin de ne rien dire à ma grand’mère. Heureusement il se trouva dans le meilleur monde de Berlin beaucoup de gens distingués qui se chargèrent de nous ménager des rendez-vous. Je revis Lassalle, et il me déclara une fois de plus qu’il était écrit au ciel que je l’épouserais. »

Si l’on en croit Mme Hélène de Racowitza, il se passerait des choses étranges dans le meilleur monde de Berlin, et on pourrait remarquer à