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avec sa jeune et énergique nature, bouillonnant d’un désir ardent d’activité et d’abnégation, elle crut au bout de quelques semaines de connaissance intime avec Lassalle, trouver en lui l’incarnation vivante de son idéal, de l’apôtre social que sa jeune tête avait rêvé, mais que, tout en étant fière des attentions qu’il lui témoignait, elle ne se doutait guère de l’attachement sérieux, de la passion fiévreuse qu’elle lui avait inspirée. » Bientôt Lassalle se déclara; ce grand ennemi du mariage demanda la main de Sophia Adrianovna, Quelque penchant qu’on ait pour le nihilisme et pour l’abnégation, on ressent quelque plaisir à la pensée « d’avoir inspiré une passion fiévreuse » à un homme célèbre, et on se complaît à savourer son triomphe. Sophia Adrianovna n’eut garde de décourager brutalement Lassalle; elle lui répondit que, n’ayant pas encore aimé, il y avait une place d’attente dans son cœur et que peut-être il la prendrait. Elle le pria de lui laisser le temps de la réflexion, et il fut convenu qu’on s’écrirait. Il ne savait pas le russe, elle ne savait guère l’allemand, il fallut recourir au français, quoique Lassalle se plaignît « qu’il lui était impossible d’avoir aucun épanchement de cœur dans une autre langue que la sienne. — Ah! si je vous écrivais en allemand; quelle vie, quel mouvement il y aurait dans cette lettre ! Ce ne seraient pas comme maintenant des lettres mortes, ce seraient autant de petits oiseaux aux ailes dorées, qui s’envoleraient d’eux-mêmes et s’abaisseraient devant vous pour vous baiser les mains et les pieds. »

L’inconnue n’a publié que les lettres de Lassalle : on sait que les inconnues ne publient jamais leurs réponses. — « Les hommes de ma trempe, écrivait-il de Berlin le 7 octobre 1860, sont nés pour souffrir. Je suis né, comme Heine l’a dit de moi lorsque j’avais dix-neuf ans, pour mourir comme un gladiateur le sourire à la lèvre. Que d’autres soient heureux ! A des natures comme moi il suffit de combattre, de verser lentement jusqu’à la dernière goutte de leur sang, de manger leur cœur et, la mort dans l’âme, de paraître souriant... Vous m’avez forcé de vous aimer. Oui, je vous aime, et il en coûte beaucoup plus à ma fierté d’homme de faire cet aveu qu’il n’a jamais coûté à la timidité de la fille la plus pudique... Il n’est qu’une seule chose dont je vous prierai, Sophie, ne me laissez pas à la torture, dans l’attente. D’être mort, cela se supporte très bien; mais de ne savoir pas si l’on est mort ou vivant, oh ! c’est affreux. » Il dut se résigner cependant à demeurer quelque temps suspendu entre la vie et la mort; on ne lui donnait que de vagues espérances. Pour être juste, il faut avouer que ses exigences étaient grandes et ses prétentions excessives. Il demandait à Sophie de l’aimer « de toutes les forces de son existence, de tous les abîmes de son cœur; » il entendait que son amour fût « un ouragan. » Il lui représentait aussi que la femme qui épouse Caius Gracchus doit se tenir prête « à passer par l’eau et par le feu, » à tout endurer, l’exil, la prison, la pauvreté, les derniers supplices. — « Je ne suis indifférent