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au souverain. Napoléon avait raison lorsqu’il se représentait toujours comme l’homme de la fatalité, car la nécessité est le véritable titre d’une telle souveraineté ; mais que devient ce titre si les événemens, trouvant d’autres moteurs, se chargent de prouver que ni la nature, ni le destin n’ont dit leur dernier mot en enfantant une grande personnalité? Dans de telles conditions, toute victoire qui n’est pas remportée, soit par le souverain en personne, soit sous sa direction immédiate, peut bien être un triomphe pour la nation qu’il commande, mais ne vaut pas mieux pour lui qu’une défaite, car elle porte atteinte à son pouvoir. Cela dit, il est facile de comprendre quel déplaisir secret lui fut cette surprise d’Auerstaedt. Comment donc! il y avait eu deux batailles livrées en même temps, et de ces deux batailles il y en avait une qu’il n’avait pas prévue et qui avait été gagnée sans sa participation! Comment! la principale armée prussienne n’était pas celle qu’il avait battue à Iéna, c’était celle que Davout avait battue à Auerstaedt! Mais alors la bataille où il commandait était donc la moins importante des deux! mais alors le véritable vainqueur de la Prusse, celui qui l’avait mise dans l’impossibilité de résister, ce n’était pas lui, c’était Davout! Autrefois, il est vrai, tels et tels de ses lieutenans avaient remporté des victoire? pour leur propre compte, mais il y avait longtemps de cela, c’était à l’aube première de la gloire, et eux-mêmes semblaient avoir perdu la mémoire qu’ils pussent rien faire de pareil. D’un coup d’œil Napoléon vit la situation originale que cette bataille faisait à Davout et le rang exceptionnel qu’elle allait lui créer parmi ses compagnons d’armes, et alors, ne pouvant la détruire, il la couvrit de son ombre, dissimula la vérité sans la nier, atténua et éteignit le succès de son lieutenant autant qu’il put, et retint la récompense qui en aurait été la constatation authentique. Il ne fut cependant pas sans remords de cette dissimulation peu loyale et de ce déni de justice peu digne d’un victorieux comme lui.

Ce qui prouve mieux peut-être que le titre de duc d’Auerstaedt, qu’il accorda par la suite à Davout, la réalité de ces remords, c’est un fait fort curieux consigné dans les présens mémoires, fait où le besoin de réparer et de rendre hommage à la vérité est manifeste. Dans ses dernières années, la vieille maréchale d’Eckmühl se plaisait à raconter que lorsque l’empereur l’avait revue à Paris pour la saluer duchesse d’Auerstaedt, il lui avait dit ces paroles remarquables : « Votre mari s’est tracé un chemin à l’immortalité. En Italie, j’ai vaincu hélas avec des forces bien inférieures en nombre, mais j’avais divisé ses corps. » Tardive réparation cependant : l’injustice de Napoléon avait porté coup et avait eu des conséquences qui se continuent encore aujourd’hui. Il est certain, par exemple, que cette victoire d’Auerstaedt, si complète, si originale, si décisive par ses