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Aimée, nous a gâtés par tous ses prodiges; dans cette journée, il avait assez bien manœuvré pour pouvoir espérer ce résultat; mais les tempêtes, les plus grandes contrariétés et le destin en avaient autrement décidé. Cette bataille devait être gagnée après avoir été bien disputée; mais le gain devait se borner au champ de bataille. Cependant ce n’est point peu de chose, car plus le champ de bataille a été disputé, plus l’armée qui est forcée à l’abandonner après des pertes immenses doit renoncer à l’espoir de vaincre à l’avenir. Chaque jour nous nous apercevons que les Russes ont perdu cet espoir et qu’ils ne se relèveront pas de sitôt des perles majeures qu’ils ont faites; nous, au contraire, nous les réparons chaque jour. Jamais les Russes n’ont plus désiré la paix que depuis cette journée, et il est vraisemblable que leur empereur finira par céder à ce vœu. Ainsi il est présumable que ce sera la dernière bataille qui se donnera d’ici à longtemps. J’ai vu avec plaisir, ma bien bonne petite Aimée, que le bulletin n’avait pas fait mention de ma légère blessure, car tu n’aurais pas manqué de croire que l’on avait mis légère pour en imposer, et ton imagination bien ingénieuse à te tourmenter t’aurait fait supposer ton Louis blessé dangereusement... »


N’est-ce pas là une esquisse d’une touche magistrale et n’y sentez-vous pas l’impression de glaciale horreur de cette bataille sanglante, premier avertissement donné par le destin au vainqueur de l’Europe et prophétie des boucheries effroyables que tient en réserve un avenir prochain? Le soleil d’Austerlitz s’est voilé, et c’est sous un ciel blafard et sur un champ de neige que la victoire s’est abattue d’un vol contraint et d’un visage sévère. Il lui tarde visiblement de changer de camp, et elle restreint maintenant ses faveurs à sa seule présence. Eylau, c’est le point tournant de la fortune de Napoléon. Désormais la guerre va changer de caractère, et d’héroïque et lumineuse qu’elle avait été jusqu’alors elle va devenir sauvage et implacable. Vous aurez aussi certainement remarqué au passage la piquante observation de Davout sur les exigences insensées de l’opinion de l’époque, observation qui démontre à quel point les nations se blasent vite sur toute chose, et combien il est inutile pour les retenir de les mettre au régime des prodiges, la surprise au bout de peu de temps leur paraissant manquer d’imprévu et le miracle de nouveauté.

Des deux grandes batailles de Davout, Auerstaedt et Eckmühl, Eckmühl sombre, acharnée, meurtrière, opiniâtre, est peut-être la plus typique, en ce sens que c’est elle qui exprime le plus pleinement le génie sévère de son auteur; mais Auerstaedt est la plus originale par l’imprévu de la situation, la plus primesautière par l’élan et l’entrain de l’action. Les documens nouveaux nous manquent,