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jeté en courant vient nous rappeler que le personnage qui parle est quelqu’un de plus qu’un mari heureux ou un propriétaire soigneux qui envoie ses recommandations au plus cher de ses intendans. Ses relations de batailles, rares et sommaires, sont remarquables par l’absence complète de tout accent d’égoïste personnalité. Après Austerlitz, il se contente d’écrire à sa femme qu’il a eu dans cette journée son bonheur ordinaire. Cette discrétion sur sa personne n’étonne cependant pas trop pour cette bataille où il n’eut, comme on le sait, qu’une action secondaire soutenue principalement par la division Friant, mais elle est la même pour Eylau, où il eut un rôle si considérable ; elle est presque la même pour Auerstaedt, qui ne releva que de son génie et de son initiative; nous ne disons rien d’Eckmühl, les lettres qu’il écrivit à la maréchale après ces deux célèbres journées s’étant perdues ou n’étant pas en la possession de l’éditeur de cette correspondance. Mais laissons ce héros sans jactance nous raconter lui-même quelques-unes de ses batailles; c’est le meilleur moyen de bien connaître la nature de cette discrétion, qui n’excluait d’ailleurs, comme on va le voir, ni le talent de peindre à grands traits, ni le don des expressions fortes. Lisez ces fragmens sur Eylau, et dites si ces impressions de la première heure, rédigées en toute hâte, n’ont pas saisi et rendu avec vigueur le caractère de cette journée tel qu’il reste fixé dans les imaginations par les récits laborieusement composés des historiens et la mise en scène pathétique du chef-d’œuvre de Gros.


« Nous prenons nos quartiers d’hiver, et je t’assure que les Russes n’auront pas cette fois l’envie de les venir troubler; la grande et sanglante bataille du 8 (février 1807) les a dégoûtés de l’envie de nous combattre; je dis sanglante, car elle a fait de l’impression même sur les individus de l’armée victorieuse. Il est vrai que ces individus ne sont pas ce qu’il y a de mieux dans notre armée ; mais cela explique la grande terreur qui règne dans l’armée vaincue. Elle est telle que, obligée d’évacuer un pays qui n’offrait plus de subsistances pour les hommes et les chevaux et par conséquent de faire une retraite d’une trentaine de lieues devant une armée, — objet toujours délicat, — les Russes n’ont pas osé nous suivre. Toutes ces réflexions, ma bien bonne amie, sont peut-être trop du métier, mais la femme d’un militaire doit s’abonner à en entendre de pareilles...

« Cette bataille du 8 a produit, à en juger par ta lettre, un effet que j’ai remarqué sur bien des figures habituées à faire des campagnes jusque là peu meurtrières; maintenant on n’est point satisfait d’une bataille à moins que tout un pays, beaucoup de places fortes et cent mille prisonniers n’en soient le résultat. L’empereur, ma bien bonne