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d’Eckmühl à son frère Alexandre pour lui annoncer la mort de leur mère survenue en 1810, lettre que la fille du maréchal a raison d’appeler antique, tant l’âme qui s’y révèle apparaît ferme devant les cruautés de la nature, stoïque envers elle-même et pleine de mâle sensibilité. Voici cette lettre que tout lecteur ayant l’expérience des choses vraiment nobles nous remerciera de lui avoir fait connaître.


« Ravières. ce 8 septembre 1810. — Mon cher Alexandre, sur la nouvelle qui m’a été donnée que notre mère était indisposée, ma femme et moi sommes venus à Ravières pour lui donner nos soins; nous avons entendu faire avec bien du plaisir l’éloge de votre femme, tout ce que nous avons entendu dire d’elle ne peut qu’ajouter au désir que nous avions de faire sa connaissance. Vous et moi sommes très heureux par nos femmes. Aussi est-ce un devoir pour nous de faire leur bonheur. Je vous avoue que ce qui m’a fait supporter le malheur que j’ai éprouvé en perdant un fils unique, c’est l’idée que je me devais à mon excellente Aimée et à mes autres enfans. Sans cette idée, la vie m’eût été odieuse. Le moment, mon cher Alexandre, de mettre cette morale en pratique de nouveau est arrivé. Ainsi, supportez tous les malheurs domestiques avec fermeté; ce serait un crime que de s’y abandonner quand on a comme vous une femme estimable et un enfant en bas âge. Lorsqu’on est seul dans le monde, on peut sans inconvénient ne point vouloir lutter contre la mauvaise fortune; mais ce n’est point notre cas. Imitez-moi donc, supportez, par les considérations qui nous sont communes, le malheur commun que nous venons d’éprouver. Notre mère n’est plus. Je pars à l’instant avec mon Aimée, que je ne pourrais laisser plus longtemps ici dans l’état où elle est.

Achevez votre guérison, je vous le répète, et montrez-vous un homme. Assurez votre excellente femme de tout notre attachement. Vous savez que nous vous portons depuis longtemps ce sentiment; comptez que que nous vous le conserverons. »


Que le cœur est poète, cela est chose connue depuis longtemps; ce qui est plus contestable et plus contesté, c’est qu’il puisse être artiste au même degré, et cependant ici nous le voyons artiste accompli. La plus superficielle lecture de cette admirable lettre suffira pour faire apercevoir l’habile bonté avec laquelle elle a été composée. Quels ménagemens exquis pour empêcher que la nouvelle que le maréchal doit annoncer à ce frère toujours malade, alors en traitement, et qu’il sait plus faible que lui-même, ne lui soit trop cruelle, pour ouater en quelque sorte le coup qu’il va recevoir! Quelle science instinctive des gradations dans cette succession d’étapes par lesquelles il l’achemine à la fatale vérité! La lettre