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ministre de la marine, je n’ai reçu aucune lettre de vous. J’ai correspondu avec vous très exactement, et vous ne répondez à aucune de mes lettres; l’abandon où vous me laissez est cruel. Je vous demande des effets d’hôpitaux, d’artillerie... rien! pas une de vos lettres ne médit si le gouvernement était satisfait de ma conduite ; on a besoin d’encouragement dans la position où je me trouve. » — « Nos hôpitaux sont toujours encombrés, écrit-il au premier consul à la date du 14 thermidor an X, mes généraux de division sont tous au lit, et la majeure partie de mes généraux de brigade ; mon ordonnateur est très malade et mon administrateur est assez mal. Les employés et officiers de santé sont morts en grande partie. La marine est écrasée. La maladie fait des ravages affreux à bord des bâtimens. Je serai sans argent, et ce n’est que les douanes qui me rendent six cent mille francs par mois. » — « La position n’est pas bonne, mon cher Davout, — écrit-il le 5 vendémiaire de l’an XI, avec ce reste d’espérance que l’on voit parfois aux agonisans à leurs suprêmes minutes, — mon armée entière est morte ou mourante; tous les jours on vient tirer à mes oreilles au Cap, et je ne puis que repousser les coquins et rester sur une défensive pénible... Je vous embrasse, ainsi que ma chère sœur. Je serai avec plaisir le parrain de votre fils. » Mélancoliques paroles quand on songe à la fin si prochaine, et dont l’accent de confiance est plus lugubre qu’un tocsin d’agonie ! On ne peut s’empêcher de trouver réellement barbare de la part du premier consul l’abandon de ce beau-frère si dévoué, qui, lorsqu’il apprend la nouvelle de la transformation du pouvoir consulaire en 1802, fait taire un instant toutes ses inquiétudes pour lui adresser, en son nom et au nom de l’armée de Saint-Domingue, une adresse de félicitations enthousiastes, et qui, au milieu de sa suprême détresse, écrit à Davout ces ligues, où respire tant d’affectueuse admiration pour l’ingrat dominateur : « Adieu, mon cher Davout; plaignez-moi : depuis mon départ de France, je suis constamment à la brèche; que dis-je? félicitez-moi d’être à même de donner au premier consul de grandes marques de dévoûment et de justifier sa confiance. » Cet abandon, si cruel qu’il soit, ne nous semble pas cependant motiver l’hypothèse de préméditation criminelle que l’éditeur de ces documens ne craint pas d’émettre à l’égard du premier consul. En dépit des actes coupables que l’on peut lui reprocher, nous nous refusons à reconnaître la nature de Bonaparte dans un projet aussi pervers que celui d’envoyer son beau-frère au-devant d’une mort certaine. Il y a bien de la finesse et bien de la vérité dans ces mots par lesquels Mme de Blocqueville essaie de préciser la vraie nature de son accusation : « Il y a des énormités que l’on commet sans consentir à en avoir conscience, car on n’oserait certainement pas les accomplir si on les