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font métier de morale s’abandonner comme les autres à leurs passions, chacun s’habitue à en faire autant; l’important n’est pas d’être vertueux, mais de le paraître. La seule morale pratique, c’est l’hypocrisie.

On voit que Fourier rejette sur tous les moralistes en général l’objection que ces moralistes eux-mêmes, quand ils sont libres penseurs, opposent à la morale ascétique et religieuse. Cette morale leur paraissant dépasser les forces humaines, ils ne peuvent croire à la sincérité de ceux qui s’y engagent, et ils les accusent volontiers d’hypocrisie. Mais, selon Fourier, ce n’est pas un tel degré d’exaltation morale qui est contraire à la nature humaine, c’est la morale elle-même, c’est la prétendue lutte du devoir et de la passion. Si l’on suppose, en effet, que la volonté, aidée de la raison, peut vaincre les passions, on ne voit pas pourquoi la vertu chrétienne et ascétique serait plutôt impraticable que toute autre. Si au contraire on admet que la passion est essentiellement rebelle, elle le sera autant pour le philosophe que pour le religieux. Or c’est cette dernière hypothèse qui est la vraie, selon Fourier. C’est pourquoi l’imputation d’hypocrisie vaut aussi bien contre l’un que contre l’autre.

Nous n’insisterons pas ici sur le tableau cruel et virulent que Ch. Fourier nous étale, du désordre et du mensonge des mœurs mondaines. Il s’y laisse aller trop souvent à une crudité et à un cynisme que notre délicatesse ne supporte pas ; mais il y déploie souvent aussi un talent de moraliste ou du moins de satiriste assez remarquable, et je m’étonne que les disciples n’aient pas eu l’idée d’extraire des œuvres bizarres et illisibles de leur maître un certain nombre de pages, écrites quelquefois avec une sorte de verve à la Rabelais et qui pourraient assurer à leur auteur une place qui ne serait pas sans honneur dans la série des moralistes français.

Les philosophes, les métaphysiciens, les théologiens ont donc méconnu ce qu’il y avait d’étrange en soi et d’inconciliable avec la bonté de Dieu et sa justice dans la condition actuelle de l’homme. Ils nous renvoient à la vie future; mais, si Dieu nous a préparé le bonheur dans l’autre monde, pourquoi pas dans celui-ci? Si au contraire il ne lui a pas répugné de nous rendre malheureux ici-bas, qui nous garantit qu’il aura plus de pitié de nous ailleurs? Suivant Fourier, Dieu ne s’occupe pas des individus. Il nous dit dans son langage trivial et burlesque : «Prenez-vous Dieu pour un cuistre qui va s’occuper de chaque ménage, pour un tatillon qui fourre son nez dans les affaires de chacun? » Non, Dieu s’occupe du globe et non des particuliers. Tous les civilisés lui sont en horreur. Robespierre et Louis XIV sont aussi coupables à ses yeux. Ce n’est pas que Fourier soit opposé à l’immortalité de l’âme. Au contraire,