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l’intérêt, piquer la curiosité, préparer les dénoûmens, celui de Fra Diavolo par exemple, une trouvaille ! je cite de préférence ses opéras, parce que mon sujet m’y ramène et, de plus, parce qu’ils sont, à mon sens, grâce à la collaboration de certains grands musiciens, d’Auber et de Meyerbeer surtout, la meilleure partie de son théâtre. En outre, ce théâtre-là, par sa nature toute pittoresque, échappe à la discussion des idées morales; les violens et le génie de la musique aidant, vous y remarquez moins les principes ordinaires de Scribe, ses maximes philosophiques et ses points de vue sur les fins de l’homme. Cette morale, on sait ce qu’elle vaut; elle est vulgaire, elle est bourgeoise et vous démontre à satiété que pour faire la cour à une femme mariée il faut beaucoup d’argent, et que l’artiste seul, pourvu qu’il soit fortement muni de présomption, se dérobe à cette loi commune. L’artiste en effet, chez Scribe, est toujours cet homme, ce monsieur qui a besoin de protection. Peintre, il a ses tableaux à placer; musicien, il gueuse un libretto, le mari s’emploie à le servir, tandis que la femme l’aime et le « comprend, » et Scribe trouve cela tout naturel[1]; pour ses jeunes premiers, comme pour ses jeunes premières toujours en train de boursicoter leurs affaires de cœur, il semble que la société n’offre pas d’autres types à son observation. Ses honnêtes gens sont inévitablement des imbéciles; s’il a besoin d’un galant homme, il ne le trouve que dans l’armée : de là ses brillans colonels, ses généraux pères de famille, ses soldats laboureurs et tout ce caporalisme libéral et sentimental, — signe du temps, — qu’il partage avec Déranger, dont le talent par ses mauvais côtés confine à Scribe. Tel méchant vers de Déranger :

De tout laurier un poison est l’essence


pourrait être du Scribe, et du meilleur, de même qu’on pourrait prendre pour du mauvais Béranger ce faux sublime :

Le bûcher qui s’élève,
Nous rapproche des cieux !


C’est la même muse vue à d’autres heures et sous d’autres aspects. Même aversion des privilèges de la naissance, même intervention chaleureuse en faveur de la capacité, du talent et de la

  1. Il faut que l’atmosphère ambiante y fût aussi pour quelque chose, autrement Musset n’eût pas rais dans une de ses nouvelles ce héros charmant, trop charmant peut-être, qui n’éprouve aucun scrupule à se promener au bois dans la voiture de ses maîtresses tt se laisse un peu bien complaisamment aller aux délices d’un riche attelage qui n’a qu’un tort, celui de ne rien coûter à sa bourse.