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la démagogie la plus radicale, et qui en effet a fini par prendre ce caractère surtout depuis Proudhon, n’a été au contraire tout d’abord dans nos deux réformateurs qu’une conception antirévolutionnaire et anti-anarchique. Ils pouvaient avoir pour cela sans doute quelques raisons personnelles, ayant été l’un et l’autre incarcérés par la Terreur; mais, indépendamment de ces raisons, ils avaient contre la révolution l’aversion naturelle d’esprits plus préoccupés d’organisation que d’affranchissement, de discipline et d’ordre que de vague liberté. Fourier, nous dit son biographe, ne se mettait jamais plus en colère que lorsqu’on le confondait avec les républicains ou les prédicateurs de morale : la morale et la république lui étaient également odieuses; non qu’il fût monarchique, mais les disputes politiques lui étaient absolument indifférentes. Ici, cependant, il faut signaler une différence entre Fourier et Saint-Simon. Celui-ci critiquait surtout l’esprit négatif et anarchique de la révolution; mais tout en la critiquant, il prétendait la continuer : il en voulait l’achèvement, il en accordait la légitimité; il se chargeait seulement de lui donner une forme organique et stable ; son système est donc une suite du système révolutionnaire, dont il ne fait que répudier les excès. Pour Fourier, au contraire, la révolution paraît être un accident insignifiant; sa doctrine en est tout à fait indépendante; il le croit du moins. C’est à peine s’il y fait allusion. Il semble que son système eût pu être découvert à n’importe quelle époque de l’histoire. Ce qu’il se propose d’exécuter est bien autre chose que l’achèvement de la révolution : c’est un changement total, radical dans la condition de l’humanité et dans l’ordre moral; c’est en quelque sorte une nouvelle espèce humaine qu’il s’agit de créer. Le problème est bien plus profond que dans Saint-Simon : ce n’est pas seulement la société qu’il faut changer, c’est la nature humaine. Au lieu d’un problème social, nous avons devant nous un problème moral et métaphysique : le problème du mal.

Saint-Simon et Fourier ont l’un et l’autre l’esprit d’utopie, mais ils l’ont différemment. L’un et l’autre, et le second encore plus que le premier, oublient volontiers les conditions réelles de la nature humaine et de la société, et ils s’exagèrent la possibilité et la facilité des changemens : voilà le trait commun qui caractérise l’utopiste; mais ce caractère commun se modifie dans chacun d’eux. Saint-Simon, à son point de départ, est beaucoup plus près que Fourier de la condition actuelle de la société; ce ne sont d’abord que des changemens peu notables qui insensiblement grandissait, s’éloignent du réel et du possible, et enfin entre les mains des disciples deviennent des changemens radicaux; encore ceux-ci étaient-ils très habiles pour se rattacher le plus possible à la société actuelle. Leur