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exacte dont nous avons parlé au commencement de cette étude. C’est à douter que tous deux soient de la même main, tant les dissemblances s’y accusent profondes et nombreuses. Le rapprochement est instructif; mais loin de dérouter la raison, il nous paraît, au contraire, qu’il porte en lui-même ses enseignemens. Entre les timidités de cette jeunesse ardente et ces élans d’une fougue qui semble croître avec la vieillesse, il y a une vie tout entière. Si on en repasse les phases diverses, les transformations du talent de Rembrandt se montrent, dans leur suite, naturelles et progressives. Les dons de sa riche nature, le maître les a fécondés par une culture sans relâche. Il n’a pas voulu des faciles succès de la redite ; il leur a préféré les hésitations, les exigences opiniâtres et les naïvetés de la recherche. Incessamment et à force de travail, il s’est renouvelé, donnant à chacune de ses œuvres toutes la perfection dont il était capable. Lorsque, bien tard, il a cédé aux entraînemens de son génie, il avait mérité par de lentes et consciencieuses études la possession des ressources de son art. Un jour il s’est affranchi de la règle, mais il avait commencé par s’y soumettre. C’est là une leçon qu’il convient de retenir, et même avec Rembrandt, on le voit, la logique ne perd pas tous ses droits.

Mais la logique seule n’explique pas le génie, celui de Rembrandt surtout, peut-être le plus personnel qui fut jamais. On s’égarerait à le suivre, et il serait peu prudent de le prendre pour modèle ; aussi ne saurions-nous parler longuement ici de ses élèves. Bien qu’ils soient très largement représentés dans les divers musées dont nous venons de nous occuper, ils disparaissent forcément devant le maître. Malgré les précautions matérielles que celui-ci imaginait pour les isoler[1] et pour maintenir leur indépendance, leurs physionomies ne diffèrent guère; tous ont subi son ascendant. Les meilleurs, dans leurs meilleures œuvres : G. Flinck dans les grandes toiles d’Amsterdam, F. Bol, dans l’Echelle de Jacob du musée de Dresde (n° 1267), Victors dans l’Aman et Esther de Brunswick (n° 529), arrivent à lui ressembler. Leur honneur suprême est d’être pris pour Rembrandt; mais le plus souvent ils n’imitent de lui que l’extérieur, ses habitudes de composition, ses bizarreries. Ils le copient, ils le contrefont, et la fière originalité de celui qui les domine ne rend que plus manifeste la docilité de leur soumission.

Rembrandt, en effet, appartenait à cette race d’artistes qui ne peuvent avoir de descendance : la race des Michel-Ange et des Beethoven. Comme ces Prométhées de l’art, il a voulu ravir le feu céleste, mettre les palpitations de la vie dans des formes inertes,

  1. Ses biographes nous apprennent qu’il avait disposé pour ses élèves plusieurs ateliers séparés par des cloisons; ces cloisons figurent en effet dans son inventaire.