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d’honneur au centre même d’une des grandes salles de ce beau musée.

C’est l’année même de sa ruine que Rembrandt peignait cette page touchante. Les œuvres qui lui succèdent ont le même caractère de grandeur et de simplicité. Tel est, à Cassel, un admirable portrait de jeune homme, une tête fine, élégante, gracieusement encadrée dans de longs cheveux bruns et bouclés, presque entièrement estompée dans une tiède demi-teinte, à peine effleurée et caressée pour ainsi dire par les reflets d’une lumière discrète qui prête à sa physionomie un charme exquis de douceur et de mélancolie. Par une rencontre assurément fort imprévue, ce séduisant jeune homme c’est un commis obscur, Bruyningh, le secrétaire de la chambre des insolvables, avec lequel, à cette triste date, on sait trop dans quelles circonstances le peintre était entré en relations, et qui, peut-être en reconnaissance de quelque service rendu, allait tenir de lui l’immortalité.

Dans le même temps, et comme si par le choix d’un tel sujet il voulait manifester les dispositions mêmes de son âme, le maître nous donne un témoignage touchant des sentimens dont elle est remplie en peignant le Christ à la colonne du musée de Darmstadt[1], composition étrange, pleine d’oppositions violentes et de pathétique. Au fond d’un cachot où tombent d’en haut les rayons d’une vive lumière, deux rustres à figure bestiale s’occupent à torturer le Christ. Pendant que l’un d’eux, un bandit à la chevelure et aux moustaches rousses, à peine couvert d’une chemise et d’une culotte rouge, assujettit les pieds de sa victime, l’autre, — coiffé d’une toque et vêtu d’une casaque jaune à manches d’un gris bleuâtre, — tire sur une corde enroulée après une poulie et à laquelle le Christ, les bras élevés en l’air, est attaché par les mains. Des verges, un bâton et des armes sont jetés de part et d’autre. La brutalité de la facture, le choc des lignes et des couleurs, l’effort de ces mouvemens anguleux font mieux ressortir la blancheur de ce long corps maigre, étiré, frissonnant, après lequel s’acharnent ces misérables. La pâleur douloureuse des chairs éclate comme un grand cri, qui déchire et remplit l’espace. L’exagération et l’invraisemblance de cette scène, sur laquelle se taisent les livres sacrés, sont de toute évidence ; mais on oublie vite ce qu’elle a d’excessif quand le regard s’arrête sur la figure du Chris!, quand on contemple son expression sublime de beauté, de mansuétude et de

  1. Contrairement à l’opinion de Burger et de Vosmaer, il faut renoncer à voir dans ce tableau une des dernières œuvres de Rembrandt. Avec le catalogue et après un examen attentif, nous croyons que c’est la date de 1658 et non de 1668 qu’il convient de lire, date pleinement confirmée d’ailleurs par la facture même du tableau.