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et son expression auguste, semble faire effort pour retenir un moment la vie qui lui échappe, car il a un dernier devoir à remplir. Son regard déjà voilé, le geste incertain de ses mains vénérables, ridées, appesanties par l’âge, qui cherchent à tâtons la tête du jeune enfant; le noble et beau visage de Joseph, où se lit à la fois le sentiment de la justice et le respect qu’il doit à son père; l’air ingénu de sa femme, qui attend pensive et non sans quelque secrète préférence pour son dernier né; celui-ci, rose et blond, recueilli, adorable d’innocence et de naïveté, les yeux baissés, les mains jointes, recevant pieusement la bénédiction de son aïeul, tandis que l’aîné, une tête brune, éveillée, hardie, semble avoir conscience de ses droits méconnus; ces contrastes fournis; par la diversité des âges et des sentimens, ces nuances délicates de la vie, et par-dessus tout l’unité saisissante de l’impression, tout ici commande une admiration sans réserve.

La simplicité même des attitudes, des costumes et de la composition caractérisent d’une manière élevée cette représentation de la vie primitive des patriarches. C’est une nouveauté chez Rembrandt que ces couleurs amorties, claires et suaves, que cette douceur des gris pâles et des jaunes, relevée çà et là par un ton fauve ou par un rouge plus franc. La lumière aussi est sereine, égale, discrète, et l’effet est obtenu presque sans oppositions. Les détails secondaires, noyés dans une pénombre blonde, ne se révèlent que par quelques indications larges qui mettent en évidence ce qui mérite d’être vu. L’exécution, d’une ampleur extrême, est à la fois savante et libre, pleine d’audaces et aussi de mesure, se modelant sur les choses, en somme plutôt contenue et discrète, dans un rapport étonnant avec la grandeur et la solennité de la scène, avec le silence et l’apaisement qui se font autour du lit de ce mourant. On pense à peine à cette exécution tant elle est peu apparente, spiritualisée en quelque sorte par ce poète qui se montre à nous tel qu’il est, tendre, aimant, avec cette naïveté familière par laquelle il se fait comprendre des plus humbles, trouve son écho dans toutes les âmes et n’a pas besoin de se hausser pour atteindre l’éloquence, parce qu’il trouve en lui-même la force et la vraie grandeur.

Une telle œuvre compte, et parmi les premières, dans la vie du peintre. Si la Hollande la possédait, sa renommée serait bien autre, et depuis longtemps elle aurait pris rang, tout au moins, à côté de ces toiles illustres que l’admiration publique a comme transfigurées. A Cassel, où Rembrandt est si largement, si excellemment représenté, elle reste la plus haute expression de son génie. Au lieu d’être, comme elle est, reléguée dans un des cabinets, elle mériterait, après une restauration minutieusement prudente, une place