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ni moins bizarre. Ces montagnes qui grimpant à pic s’entassent et s’enchevêtrent: cette contrée mal assise, cahoteuse, encombrée ; ces eaux qui de toutes les pentes ruissellent, grossissent, débordent et se heurtent en écumant; ce ciel d’un bleu audacieux où roulent péniblement de gros nuages blancs, épais et massifs ; dans la plaine, ce pêle-mêle de moulins, de villages, dont les constructions désordonnées semblent protester contre l’immobilité et défier l’équilibre, ces prairies trouées çà et là par des buissons et des rochers, toutes ces violences, tous ces contrastes, cette accumulation d’effets, de motifs, de lignes et de couleurs, tout cela ne relève plus de la logique. Nous sommes en plein pays des rêves, et il y a dans ces étrangetés sans mesure comme un jeu de Titan qui s’enivre de sa force et ne se contient plus. Sans marchander au génie aucune de ses libertés, sans méconnaître ce qu’il peut y avoir là de sauvage grandeur, nous avouons que l’intention de pareilles œuvres nous échappe et que nous n’y trouvons pas cette détermination finale qui en arrête le sens et en régie les parties. La volonté nous paraît absente, au cours de cette exécution plus nerveuse que forte, qui s’oublie en chemin, ne sait se prémunir ni des incohérences, ni des brutalités, s’emporte hors de propos, remplace une forme par un ton et met un accent plus vif là où l’économie de la composition appellerait un repos. Et pourtant, malgré cette dépense d’efforts et ces bizarreries où se marquent les fluctuations d’une pensée indécise, pourquoi ne pas le dire aussi, parce qu’il s’agit de Rembrandt, on regarde, on demeure, on veut assister au mystérieux travail de cet esprit, on veut voir par quelles tentatives risquées ce violent se fraiera des chemins nouveaux, et on étudie sur le vif ce génie qui, également impuissant à se dégager des visions qui l’obsèdent et de la réalité qui l’étreint, laisse subsister dans une même œuvre ce mélange d’imitation précise et de fantasque.

La critique serait infidèle si elle affectait le calme en face de ces créations audacieuses et inquiètes. Ne pouvant leur accorder ces acquiescemens sans réserve qui ne sont dus qu’aux purs chefs-d’œuvre, elle voudrait du moins s’abstenir de conclusions trop précises. Défiante d’elle-même alors, et ne se sentant pas plus le goût que le droit de faire la leçon à de pareils hommes, elle comprend toute la force des scrupules respectueux qui l’invitent à suspendre ses jugemens. Aussi bien, comme si le maître lui-même voulait nous rassurer, comme s’il avait à cœur de s’éclairer sur ses propres voies, c’est Rembrandt que nous pouvons ici opposer à lui-même, car tandis que dans ses paysages peints il semble vouloir se venger des contraintes de la nature et les secouer absolument, nous le voyons au contraire s’appliquer dans ses dessins et ses eaux-fortes à les