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agréable ; sans compter que le père d’Io lui-même, malgré sa douleur, ne se refuse pas une réflexion comique : « Et moi, dit-il, qui te cherchais un époux, qui songeais à me donner un gendre et des petits-fils ; c’est dans mon troupeau qu’il faut te choisir un mari, c’est dans mon troupeau que je me trouverai des petits-enfans ! » Un peintre ne pourrait pas se permettre ces plaisanteries. Il lui serait difficile d’exciter notre compassion pour une vache, de nous intéresser à son malheur, de nous faire souhaiter son salut. Io restera donc pour lui, en dépit de Junon, une belle jeune fille captive, surveillée par un méchant geôlier, qui lève les yeux, qui tend les bras au ciel pour appeler un libérateur. C’est tout au plus si les peintres les plus scrupuleux, et qui veulent à tout prix respecter la tradition, dessineront sur son front charmant deux petites cornes, à moitié dissimulées par les cheveux : c’est le seul souvenir que laissera dans un tableau la métamorphose de la fille d’inachus. Il en est de même pour son gardien : les cent yeux que la légende lui donne égaient beaucoup Ovide, qui le félicite de pouvoir se tourner comme il voudra sans perdre jamais du regard sa victime :

Ante oculos Io, quamvis aversus, habebat.


Supposons que le peintre veuille rester fidèle à la tradition, il ne fera jamais qu’une figure grotesque. Il s’en tire en représentant Argus comme un berger ordinaire, et en se contentant de lui mettre sur l’épaule une peau de léopard, dont les taches seront chargées de figurer, pour un spectateur complaisant, les cent yeux de la légende. Voilà comment le peintre évite des difficultés qui n’existent pas pour le poète, ce qui l’oblige quelquefois à traiter les mêmes sujets d’une manière différente.

Ces différences, je le répète, étaient inévitables, car elles tenaient aux conditions mêmes des deux arts, qui ne peuvent pas être changées : il est donc inutile d’y insister davantage. Mais il y en a une autre qui est plus importante et qui sépare profondément les peintres de Pompéi des poètes latins. — Tous les arts que la Grèce a donnés à Rome semblent avoir fait effort pour s’acclimater dans leur nouvelle patrie ; ils en ont pris de quelque façon les qualités et le caractère[1]. La peinture n’est jamais devenue romaine.

  1. Au début de son second ouvrage, M. Helbig étudie ce qu’est devenue la sculpture grecque à Rome ; il n’est pas disposé à croire qu’elle y ait rien inventé de nouveau. Ainsi les bustes, qu’on croit tout à fait propres à l’art romin, existaient déjà chez les Grecs. Les bas-reliefs des arcs de triomphe sont imités, dans leurs dispositions principales, de ces scènes si fréquentes sur les tombeaux qui représentent Bacchus triomphant des Indiens. M. Helbig reconnaît pourtant que la sculpture a pris à Rome un caractère puissant de réalisme qu’elle n’avait pas au même degré dans la Grèce ; il en donne pour exemple les bas-reliefs de la colonne Trajane. L’artiste qui a exécuté ce monument est imitateur dans les parties plus idéales de son œuvre, par exemple lorsqu’il représente une Victoire ; il devient original quand il traduit directement la réalité et qu’il reproduit les soldats romains ou les barbares dans leur costume exact et leurs attitudes vraies.