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qu’on peut dire qu’après la mort du roi de Macédoine une ère nouvelle commença pour le monde. De ses anciennes qualités, qui avaient fait sa gloire, la Grèce en perdit quelques-unes et en garda d’autres. Elle ne cessa pas de cultiver les arts, et même le goût qu’elle avait toujours éprouvé pour eux sembla devenir plus vif encore. Alexandre s’était honoré de l’amitié de Lysippe et d’Apelle ; ses successeurs, continuant la tradition, aimèrent à s’entourer d’artistes, et quelquefois ils devinrent artistes eux-mêmes. Attale III, le dernier roi de Pergame, modelait en cire et ciselait en airain, Antiochus Épiphane se reposait des fatigues de la royauté dans l’atelier d’un sculpteur. Rien ne leur coûtait pour posséder les statues ou les tableaux qui les avaient charmés. Ils payaient aux artistes des sommes insensées. Un de ces princes proposa aux Cnidiens, qui étaient fort obérés, de se charger de toutes leurs dettes s’ils voulaient lui céder l’Aphrodite de Praxitèle. Un autre, dans la vente que faisait Mummius du butin de Corinthe, poussa le Bacchus d’Aristide jusqu’au prix de 100 talens (500,000 francs). Mummius, qui n’en croyait pas ses oreilles, jugea qu’un tableau qu’on voulait payer si cher devait être une merveille, et il garda le Bacchus pour Rome. La passion furieuse de ces amateurs couronnes ne connaissait pas de limites ni d’obstacles. Rien ne leur était sacré quand il s’agissait de conquérir un bel ouvrage. Ce sont eux qui ont enseigné aux proconsuls romains le moyen de se former une riche galerie aux dépens des divinités les plus respectées : ils ont été véritablement les maîtres de Verres. Dans les guerres continuelles qu’ils se faisaient entre eux, les trésors des dieux n’étaient pas plus en sûreté que ceux des rois. Prusias Ier, quand il envahit le territoire de Pergame, ne se fit aucun scrupule d’enlever d’un sanctuaire vénéré la statue de Vulcain, œuvre célèbre de Phyromaque. De bon côté, Ptolémée Évergète, dans son expédition d’Asie, sous prétexte de reprendre les images sacrées que Cambyse avait emportées d’Égypte, pénétrait dans les temples et prenait tous les objets d’art qui s’y trouvaient. C’est ainsi que tant de chefs-d’œuvre s’entassèrent dans les palais de Pergame, d’Antioche et d’Alexandrie, ils n’y devaient pas rester, car les généraux romains à leur tour, instruits par l’exemple des rois grecs, firent main basse sur ce riche butin et l’apportèrent à Rome pour en orner leurs triomphes.

Des princes et des rois ces goûts descendirent bientôt aux simples particuliers. La succession d’Alexandre, comme on sait, fit naître des troubles et des guerres sans fin. Jamais le pouvoir ne fut disputé avec plus d’ardeur, plus facilement conquis et plus tôt perdu qu’alors. Dans ces époques agitées, les grandes fortunes se font et se défont vite. Aussi ces parvenus qui se souvenaient de la veille et craignaient le lendemain s’empressaient-ils de jouir de