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Chronicle que des prétendues variations de M. Disraeli. L’auteur répondit avec vigueur à toutes ces attaques, et le patriarche du radicalisme, Joseph Hume, ayant commis l’imprudence d’intervenir dans cette polémique sans avoir vérifié l’exactitude de ses souvenirs, s’attira une réponse accablante qui est un chef-d’œuvre de spirituelle et mordante ironie.

M. Disraeli n’estima point que ce fût une satisfaction suffisante d’avoir les rieurs pour lui; laissant de côté les journaux qui l’attaquaient, il fit retomber sa vengeance sur ceux qui les inspiraient, c’est-à-dire sur les membres du gouvernement. Le 19 janvier; 1836 parut dans le Times une lettre politique adressée au premier ministre, lord Melbourne, et qui contenait une critique des plus vives de l’homme, de son parti et de son administration. C’était la première d’une série de lettres satiriques qui se succédèrent rapidement à l’adresse des principaux personnages politiques du temps, et qui eurent le plus grand succès. Le ridicule y était déversé à pleines mains sur les ministres et leurs principaux partisans; un portrait de lord Palmerston fit fureur. Ces lettres qui furent réunies en volume étaient signées du pseudonyme de Runnymède. M. Disraeli ne s’en est jamais reconnu l’auteur, et par conséquent elles n’ont été comprises dans aucune édition de ses œuvres; mais elles lui ont été universellement attribuées, et personne n’en a revendiqué la paternité. Les opinions et le style, certains tours de phrase alambiqués, l’imprévu des comparaisons, la vigueur des attaques, l’inépuisable abondance et la cruauté des épigrammes, tout décèle l’auteur, car nul autre écrivain contemporain n’a fait preuve de la même verve et de la même puissance dans la satire. Notre goût, plus délicat que celui de nos voisins, reculerait devant l’âpreté et la rudesse de certaines personnalités; nos voisins, moins raffinés, ne détestent point les coups violens, pourvu qu’ils soient bien assénés... On a prononcé à propos de ces lettres le nom de Junius; M. Disraeli serait le premier à protester contre toute comparaison. La grande infériorité des lettres de Runnymède, malgré tout le talent que l’auteur y a déployé, tient surtout aux sujets qui y sont traités. Les questions que discute Junius sont les plus hautes dont un écrivain puisse s’occuper, elles sont de tous les temps et de tous les pays. En regard de ces graves questions : la probité dans le gouvernement, la moralité politique, la liberté du vote, la liberté de la presse, qu’est-ce que les misérables querelles qui se débattaient entre les whigs et les tories de 1830?

En attendant une occasion de rentrer dans la lice électorale, M. Disraeli écrivit et publia, cette même année, le meilleur de ses romans non politiques, celui où les événemens sont les plus naturels,