Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/517

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

abandonner aucune de ses opinions personnelles, il entendait encore moins épouser les idées arriérées, l’intolérance religieuse et les préjugés de caste de ce parti au sein duquel il comptait, au contraire, aider à faire pénétrer un esprit plus libéral. Mais comment faire accepter des idées nouvelles à un parti dans un pays où le respect de la tradition semble un des traits du caractère national, où la constance dans les doctrines qu’on a une fois professées est un titre d’honneur, où le changement d’opinion est le plus grave reproche qu’on puisse adresser à un homme politique? Le seul moyen d’y parvenir était de démontrer aux tories qu’ils s’étaient insensiblement écartés des véritables traditions de leur parti, qu’ils avaient toujours été les défenseurs des libertés publiques, et qu’en prenant en main la cause du peuple ils se montreraient conséquens avec eux-mêmes et fidèles à leur passé.

Telle était la conclusion, sinon l’objet principal, d’un livre que M. Disraeli publia dans l’automne de 1835, sous ce titre : la Constitution anglaise vengée (Vindication of the English Constitution), et qu’il aurait pu intituler la philosophie du torysme. Cet ouvrage, à la fois politique et historique, avait la forme d’une lettre adressée à « un noble et savant lord. » Ce destinataire supposé n’était autre que lord Lyndhurst, à qui l’auteur avait souvent exposé ses idées dans leurs conversations presque quotidiennes, et dont il avait sans doute mis à contribution la science juridique et l’érudition profonde. L’auteur commence par contester le principe posé par Bentham et son école, que l’utilité est le fondement unique de toute législation et que la valeur des institutions d’un pays se mesure exactement à la somme de bien-être dont jouit la masse de ses habitans. Il nie en conséquence que des institutions puissent être créées de toute pièce; une constitution ne peut être l’œuvre que du temps; elle doit naître et se développer graduellement sous l’influence des idées et des besoins de la nation, elle doit porter l’empreinte du caractère national, et reposer sur le respect de tous les droits reconnus et consacrés. A l’appui de cette thèse, il oppose la stabilité des institutions anglaises, demeurées intactes après de si nombreuses et si violentes secousses, à la fragilité des constitutions artificielles que la France a essayé de se donner; et il invoque comme une preuve non moins décisive le succès de la constitution des États-Unis et l’avortement de toutes les constitutions qui ont été calquées sur elle dans l’Amérique espagnole.

Après avoir esquissé, dans un historique rapide, la formation de la constitution anglaise, M. Disraeli analyse et commente cette constitution. A son jugement, la nation anglaise est représentée par trois ordres ou trois pouvoirs, dont chacun répond à un de ses élémens constitutifs, qui sont réciproquement indépendans, et dont