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du peuple, et de l’autre le respect de l’autorité, il s’agissait en réalité de choisir entre une oligarchie et la démocratie. Du jour où lord Bolingbroke, en devenant un tory, embrassa la cause nationale, il se dévoua entièrement à son parti et dépensa à son service toute la puissance et toute la variété de son prodigieux esprit. Bien que l’ignoble prévoyance des whigs l’eût mis dans l’impossibilité de défendre la cause de la nation au sein du parlement, c’était sa plume inspiratrice qui faisait trembler Walpole au fond de la trésorerie. Dans une série d’écrits dont rien, dans notre littérature, n’égale l’ardent patriotisme, les vues justes et profondes et l’admirable style, il déracina chez les tories ces doctrines absurdes et odieuses qui avaient envahi le torysme comme des plantes parasites ; il en mit en éclatante lumière le caractère essentiel et permanent : il rejeta le droit divin, ruina l’obéissance passive, fit justice de la doctrine de la non-résistance, rendit leur signification réelle à la déchéance de Jacques II et à l’élévation de George, et c’est en refaisant complètement l’éducation de l’esprit public qu’il prépara pour l’avenir le retour des tories au pouvoir, et cette carrière de popularité et de triomphes, réservée à toute administration qui s’inspire de l’esprit de nos libres et vénérables institutions. »

Quarante-quatre ans se sont écoulés depuis que M. Disraeli traçait ce portrait : si les premières lignes peuvent être considérées comme l’histoire des sentimens de l’auteur au moment où il écrivait, la carrière parcourue par lui semble donner au reste un caractère presque prophétique. L’œuvre que M. Disraeli attribue à Bolingbroke, en exagérant l’influence de cet homme d’état sur son temps, il l’a certainement accomplie. Par quelle sorte de divination faisait-il, un demi-siècle à l’avance, sous le nom d’un autre, le résumé de sa propre carrière? La vérité ne serait-elle pas que, trouvant dans l’histoire les traces de l’influence qu’un homme d’état peut exercer, par la parole et par la plume, sur l’opinion de son pays, il avait à son insu, mais par un entraînement naturel, esquissé sous la forme d’un portrait historique le rôle qu’il ambitionnait pour lui-même, auquel il n’a cessé de se préparer avec une force de volonté sans égale, et que la Providence, qui aime les grands cœurs, lui a donné de remplir?

Dès ce moment, M. Disraeli prit rang parmi les tories ou, pour employer le nouveau nom sous lequel ils commençaient à se désigner eux-mêmes, parmi les conservateurs. Le gros du parti avait déjà adopté le vaillant lutteur qui combattait ses adversaires, servait sa cause et soulageait ses ressentimens; les chefs croyaient devoir se tenir dans une certaine réserve vis-à-vis d’une recrue qui ne semblait vouloir abdiquer la liberté ni de son jugement, ni de son action. En effet, en se ralliant aux tories, M. Disraeli n’entendait