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les goûts intempérans et dont il évitait la fréquentation. La persistance avec laquelle il ne laissait échapper aucune occasion d’attaquer les whigs lui avait valu à juste titre l’hostilité de la presse ministérielle à Londres et en province; les petits journaux le poursuivaient de leurs sarcasmes, et les caricaturistes de leurs dessins et de leurs légendes satiriques. Il rendait à ses adversaires en dédain ce qu’ils dépensaient en malignité contre lui. D’ailleurs il semblait, tant ce concert d’attaques stimulait son ardeur et redoublait son énergie, que la lutte fût son élément : d’une verve intarissable et prompte à la riposte, il était toujours prêt à répondre de la parole et de la plume. Tout en appréciant les brillantes qualités de M. Disraeli et en rendant justice à sa vie laborieuse et sévère, les gens du monde, que sa causticité charmait et effrayait à la fois, n’étaient pas sans redouter quelque peu cet esprit absolu dans ses idées, ce caractère entier que rien ne semblait pouvoir faire plier. Pourtant on le disait, et avec raison, aussi ardent et aussi fidèle dans ses amitiés qu’implacable dans ses haines et ses ressentimens, et il conquérait irrésistiblement les sympathies de tous ceux auxquels il voulait plaire. Enfin, contesté par les uns, loué par les autres, tour à tour dénigré et porté aux nues, il était l’un des hommes dont la presse et le monde s’occupaient le plus, et il avait à peine trente ans.

À ce moment, quelles qu’eussent été les illusions du premier jour, il ne pouvait plus être question, pour M. Disraeli, de former un parti, de gagner les esprits à des idées nouvelles et de marcher à la conquête du pouvoir en s’appuyant sur ces idées. Il avait vu et touché la réalité des choses, il avait pu constater la vitalité des organisations anciennes, l’irrésistible influence des traditions et l’impuissance absolue de tout effort isolé. Il avait dû reconnaître que, pour être compté dans la politique et pour faire triompher une idée, il fallait renoncer à créer une force nouvelle et s’appuyer sur quelqu’une des forces existantes. Ce n’est assurément pas sans faire un retour sur lui-même que, dans un livre qu’il préparait alors, il traçait de Bolingbroke, pour lequel il a toujours professé une vive admiration, le portrait suivant :

« Il est probable qu’au début de sa carrière, Bolingbroke songea à la formation d’un nouveau parti, ce rêve de toute jeune ambition dans une époque de trouble et de divisions, mais qui est destiné dans la politique anglaise à n’être jamais autre chose qu’une vision. Une plus grande expérience de la vie politique lui fit reconnaître qu’il n’avait le choix qu’entre les whigs et les tories, et cet esprit sagace, sans s’arrêter aux apparences, voulut aller au fond des choses et scruter ce qu’il y avait sous ces deux dénominations célèbres : il reconnut que, bien que l’on professât d’un côté l’amour