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était encore accrue par les fonctions auxquelles il était appelé. Les tories n’avaient même pas songé à lui susciter un compétiteur. Quelle ne fut donc pas s-a surprise de voir surgir tout à coup la candidature de M. Disraeli! Les journaux whigs fulminèrent à l’envi contre le présomptueux candidat, qu’ils qualifièrent de renégat du radicalisme et d’instrument stipendié des tories. Des attaques personnelles dirigées contre lui, cette dernière est la seule que M. Disraeli crut devoir relever : « J’ai livré quatre combats pour la cause du peuple, dit-il, sur les hustings, et toujours avec mes propres ressources, sans devoir un farthing à qui que ce soit. Je recommencerai encore la lutte sur ma fortune personnelle, sans rien demander à aucun club. »

Pour la quatrième fois M. Disraeli échoua; mais sa tentative fut justifiée par le chiffre de voix qu’il obtint et qui fut considérable, surtout pour une candidature improvisée. Cette audace d’un simple écrivain ne craignant pas de se mesurer avec un ministre qui avait derrière lui un parti triomphant, attira l’attention publique sur l’élection de Taunton. A la différence du colonel Grey, M. Labouchère savait parler, et il se défendit avec vigueur. La lutte fut donc des plus vives et des plus intéressantes : M. Disraeli y déploya une puissance et une verve qui révélèrent en lui un véritable orateur. Dans une de ses harangues, il établit un parallèle entre le ministère whig, sans cesse modifié, mais s’abritant toujours derrière les mérites du bill de réforme, et la troupe équestre de Ducrow, où chevaux et écuyers étaient continuellement renouvelés sans que l’affiche cessât de demeurer la même. Ce parallèle fit fureur, et il a été souvent cité chez nos voisins comme un modèle de mordante ironie. Un incident pénible prolongea le retentissement de cette lutte électorale. M. Disraeli avait reproché aux whigs de s’être alliés, pour revenir au pouvoir, avec O’Connell, qu’ils n’avaient cessé de dénoncer comme un conspirateur et un traître, dont les efforts pour séparer l’Irlande de l’Angleterre ne pouvaient aboutir qu’à provoquer des collisions sanglantes. D’après un compte-rendu, M. Disraeli aurait accusé les whigs de n’avoir pas craint « de serrer la main sanglante du traître O’Connell. » Non-seulement M. Disraeli a toujours contesté l’exactitude de ce compte-rendu, tout en reconnaissant qu’il pouvait avoir employé une expression malheureuse, mais quelques jours à peine après ce premier discours, et à Taunton même, il expliqua sa pensée et tourna en ridicule la métaphore qu’on lui avait prêtée. Néanmoins elle fut reproduite à l’envi par les journaux ministériels auxquels elle servit de thème pour accuser l’orateur d’avoir calomnié le ministère et de se montrer ingrat envers O’Connell. La phrase incriminée arriva ainsi à la connaissance d’O’Connell, qui était en Irlande à organiser ces immenses