Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/497

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’insurmontables barrières ? En tout cas, s’il eût entendu se peindre lui-même sous les traits de Vivian Grey, se serait-il montré sous un jour aussi peu favorable? Son héros est un ambitieux vulgaire, chez qui de brillantes facultés ne rachètent pas l’absence du sens moral : il ne se recommande par aucune des qualités qui peuvent éveiller la sympathie ; ni ses projets ni ses aventures ne peuvent exciter l’intérêt : finalement, il ne réussit à rien en Angleterre, et c’est en Allemagne seulement, dans une principauté lilliputienne qu’il peut trouver l’emploi de ses talens. La conclusion qui se dégage du livre, c’est que la richesse ignorante et vaniteuse trouve toujours quelque intrigant qui l’exploite. Ce n’est pas là une biographie, c’est l’histoire éternelle des faiblesses humaines.

Le goût des voyages s’était-il réveillé chez M. Disraeli ? L’Orient exerçait-il sur lui cette fascination irrésistible qui entraîne en Palestine le héros d’un de ses romans ? Désirait-il seulement se soustraire au retentissement persistant de son livre et aux secrètes inimitiés qu’il avait pu lui valoir ? mais il ne tarda point à quitter l’Angleterre pour plusieurs années. Après avoir publié, au commencement de 1828, les Aventures du capitaine Popanilla, imitation aujourd’hui oubliée du chef-d’œuvre de Swift, et sans attendre l’effet de ce nouvel ouvrage, il partit pour Constantinople avec sa sœur Sarah et un de ses amis, M. Meredith, qui était le fiancé de sa sœur. Tous trois passèrent à Constantinople l’hiver de 1829 : ils employèrent l’année 1830 à parcourir la Roumélie, la Grèce et l’Albanie. En 1831, ils visitèrent la Troade et l’Asie-Mineure ; arrivés en Syrie, il leur fallut se séparer. Ils avaient espéré que ce long séjour en Orient fortifierait la santé délicate de Meredith : loin de là, la phtisie se déclara et fit de rapides progrès. Se transformant en garde-malade, Sarah Disraeli ramena son fiancé en Angleterre, mais ce fut pour le voir expirer presque en touchant le sol natal et sans qu’il pût lui donner son noM. Prenant alors le deuil pour ne le quitter jamais, elle se consacra à son vieux père, dont elle devint la lectrice et le secrétaire, et qui ne tarda point à la pleurer à son tour.

Demeuré seul en Syrie, Benjamin mit à exécution le projet qu’il avait formé de visiter toutes les contrées où les Juifs ont séjourné, de demander à l’aspect des lieux, au climat, au ciel de l’Orient le secret de leur étrange destinée et de suivre de pays en pays leurs pérégrinations. L’ardente curiosité et les préoccupations mystiques qui entraînent à Jérusalem lord Tancrède Montaigu ne sont-elles pas des réminiscences personnelles plutôt que les conceptions imprévues d’un romancier ? Il est permis de le conjecturer. Arrivé en Palestine, le jeune voyageur voulut tout voir, même la mosquée d’Omar, dont le fanatisme musulman interdit l’entrée aux infidèles,