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ne donne jamais plus complètement sa mesure que quand il flagelle avec une ironie puissante les ridicules et les vices de la société contemporaine.

Deux ou trois années s’écoulèrent ainsi, et, au retour d’une dernière excursion sur le continent, Benjamin Disraeli ne retrouva plus sa famille à Londres. Son père avait acheté un domaine, Bradenham-House, dans le comté de Buckingham, et, à la fin de 1825, il y fit transporter sa bibliothèque et s’y établit à demeure. Il y passa les vingt dernières années de sa vie. Benjamin demeura seul à Londres ; il était déjà en relation avec la plupart des écrivains et des critiques du jour. L’amitié de Rogers lui ouvrit l’entrée de plusieurs salons où sa jeunesse, sa bonne mine et son esprit lui valurent le meilleur accueil. À ce moment naquit un nouveau journal politique, the Représentative, qui, fondé à grands frais et avec fracas, disparut au bout de quelques mois, après avoir coûté beaucoup d’argent à la maison Murray. Une tradition fort accréditée attribue à M. Disraeli, si jeune qu’il fût encore, le rôle principal dans la fondation et dans la rédaction de cette feuille éphémère, dont le nom même serait aujourd’hui oublié sans cette prétendue collaboration. M. Disraeli a été absolument étranger à cette entreprise, dont on a voulu faire retomber sur lui l’avortement. Ses débuts ont été plus modestes, ils ont eu pour théâtre un petit journal littéraire dont l’existence n’a pas été de longue durée, the Star Chamber, auquel il donna quelques articles de critique et une satire en vers, la Dunciade du jour, contre les poètes du temps. M. Disraeli n’a rien épargné pour faire disparaître toute trace de ces premiers essais de sa plume, mais un collectionneur implacable a préservé de la destruction quelques numéros de la petite revue, et le corps du délit existe encore.

Le véritable coup d’essai de M. Disraeli fut un roman anonyme, Vivian Grey, qui parut à la fin de 1826, avant que l’auteur eût complété sa vingt-deuxième année. Le jeune écrivain voyait journellement défiler devant lui, dans les salons dont il était l’hôte assidu, tout le personnel de la haute société anglaise : ministres, diplomates, grands seigneurs, femmes à la mode, orateurs et écrivains en renom. La médisance l’instruisait des secrets de leur passé, et lui révélait leurs faiblesses. Son esprit observateur lui faisait mesurer toute la disproportion qui existait entre la valeur réelle et le rôle de certains personnages : il voyait en action l’influence de la fortune et de la naissance, la puissance des préjugés, les ressources de l’intrigue, le jeu des passions et des infirmités humaines. La jeunesse n’est pas d’ordinaire portée à l’indulgence; l’expérience de la vie n’a pas encore émoussé la vivacité de ses impressions :