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devant le lord chancelier et lui présenta les lettres patentes qui lui conféraient le titre de comte. La lecture faite, il se releva, et, précédé du grand maréchal et du grand chambellan, assisté de ses deux parrains, il fit le tour de la salle des séances avant de s’asseoir au banc des comtes, où les pairs vinrent en foule le complimenter.

Quelles pensées remplirent l’âme du nouveau pair pendant cette marche solennelle autour de cette salle où se réunissent les représentans de la plus fière aristocratie d’Europe? quels souvenirs s’éveillèrent dans son esprit en contemplant ces blasons dont beaucoup remontent à la conquête normande? Sans doute, son passé vint tout entier et d’un seul coup se retracer à ses yeux. Il se revit, fils d’une race proscrite et méprisée, demandant à sa plume une partie de son modeste revenu, et conquérant à force de persévérance et de talent une place éminente au sein de la représentation nationale; contesté, envié, critiqué sans relâche, avançant lentement, mais sans reculer jamais; puis il avait fait accepter sa direction au parti conservateur : il était devenu le chef autorisé des représentans des plus vieilles familles anglaises, et voilà qu’il allait s’asseoir comme un égal à côté des chefs de ces illustres maisons qui font remonter leur origine aux compagnons du Conquérant. Embrassant d’un coup d’œil ces quarante années de labeurs, de luttes et de succès, il a pu se dire, avec un légitime orgueil, qu’il avait pleinement justifié la devise adoptée par lui à ses débuts dans la vie : Forti nihil difficile.

C’est cette carrière de quarante ans que nous voulons retracer et que nous essaierons d’apprécier[1].


I.

De 1825 à 1840, le salon littéraire et politique le plus en renom à Londres fut celui de lady Blessington. Les infortunes de la comtesse et son mariage romanesque avaient éveillé la sympathie des femmes; son éclatante beauté attirait les hommes et son esprit les retenait, bien avant qu’elle eut taché d’encre ses jolis doigts à écrire des romans fashionables. Elle avait une véritable cour d’écrivains, d’artistes en renom et d’hommes politiques : d’ailleurs, pour donner la vogue à son salon, il eût suffi de la présence de son beau-fils, le comte d’Orsay, le roi de la mode, l’arbitre suprême en matière d’élégance et de bon goût. L’un des ornemens de ce salon,

  1. Dca publications récentes nous ont fourni d’utiles renseignemens : the Public Life of the earl of Beaconsfield, by Fr. Hitchman; 2 vol., Londres, Chapman et Hall ; — Benjamin Disraeli, earl of Beaconsfield, a biograpby by S.-A. Beeton. — Lord Beaconsfield, ein Charaklerbild, von J. Brandes.