Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 35.djvu/457

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

commence à s’user et le répertoire devient caduc à ce point que des miracles d’exécution suffiraient à peine pour lui communiquer un certain renouveau. En outre, on peut s’attendre à voir le public se montrer plus exigeant qu’il ne l’était à l’égard de M. Halanzier, à qui ses services rendus et ses hautes qualités administratives garantissaient certaines immunités. Loin de nous l’idée de décourager personne, nous voudrions au contraire prémunir qui de droit contre les éventualités d’une situation pleine de mirages; jamais en effet les circonstances ne furent plus difficiles, et c’est bien le cas pour le directeur sortant de répéter à son successeur le mot de Louis XVIII au comte d’Artois: «Je meurs sur mon trône, tâchez d’en faire autant. »

En attendant, les programmes vont leur train comme d’habitude et ce ne sont pas les belles promesses qui manquent : l’année prochaine, l’opéra de M. Gounod, en 1881 la Françoise de Rimini de M. Thomas, en 1882, l’Hérodiade de M. Massenet, puis le Sigurd de M. Reyer, la Nuit de Cléopâtre de M. Victor Massé, et la reprise d’Armide aux calendes grecques. On commence même à nommer déjà les interprètes: ainsi pour le Tribut de Zamora, vous aurez Mlle Heilbron et M. Maurel, pour Françoise de Rimini, Mme Nilsson et M. Gayarré, jeune ténor castillan qui se forme à notre langue en chantant l’italien sur toutes les grandes scènes étrangères; quant aux engagemens contractés en l’honneur d’Hérodiade, il n’en est point encore question; d’ailleurs les opéras de M. Massenet n’étant guère que des symphonies, un bon orchestre leur doit suffire. Tout cela peut faire illusion à distance, mais ne nous dit rien qui vaille au point de vue du répertoire. Quel service régulier attendre par exemple de Mlle Heilbron ? Le bruit court que M. Gounod la réclame: fort bien, mais une fois son caprice passé, quel profit notre scène lyrique aura-t-elle à tirer de cette voix et de ce style de fantaisie, de ce talent de jolie femme non moins agréable qu’antimusical? Autant il en faut présumer de Mme Nilsson et de M. Gayarré, personnalités cosmopolites également réfractaires à cet esprit de suite et d’émulation, à ce goût du travail en commun qui sont la marque distinctive de notre tradition française. Souvenons-nous de l’apparition de Christine Nilsson sur le théâtre de l’Opéra et du peu de place qu’elle y tint en dehors du rôle d’Ophélie, son unique création. Qu’elle ait depuis remporté d’autres succès et chanté à l’étranger tous les répertoires, j’y consens, mais cela se passait en Angleterre, en Russie et en Amérique, et nous, Parisiens de Paris, n’en avons jamais rien su, car pour ce qu’elle fut dans Alice de Robert, le diable, mieux vaut assurément n’en point parler. C’est à croire aujourd’hui qu’on nous prépare la même aventure. Ne s’agit-il pas cette fois encore d’une partition de M. Thomas, le compositeur ordinaire de l’aimable Suédoise? Qu’on engage Mme Nilsson, à merveille, mais sachons bien d’avance où elle en est de