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sont goûtés, assure-t-on, plus même qu’ils ne le sont chez nous, avec cette discrétion clairvoyante. Ils cèdent plus que de raison à cette tentation toute française de frapper fort quand on frappe sur les siens, et de forcer la couleur de la satire. Peut-être autrefois encore la manie était excusable ; mais depuis quelques années les choses ont changé. L’amour-propre des vaincus a le droit d’être un peu susceptible; le seul bien qui leur reste, c’est leur réputation : elle ne saurait leur être trop précieuse. Je ne demande pas aux Français de ne plus médire de leur pays, mais je crois qu’il serait patriotique à eux de ne pas le calomnier.

J’arrive au second caractère de l’esthétique naturaliste, à sa préférence marquée pour les personnages populaires; il serait plus juste de dire pour les ouvriers et ouvrières de nos ateliers parisiens : car en fait de peuple on ne nous a guère montré jusqu’ici que cela. Le cercle d’observation naturaliste s’arrête volontiers à l’enceinte des fortifications; ses romanciers n’ont guère regardé, et le plus souvent ne paraissent même pas soupçonner, les millions d’êtres qui au-delà labourent, sèment et récoltent, et qui sont en réalité le vrai peuple français, le fond solide où sans cesse la race se renouvelle.

Je conviens que les classes populaires ont leur droit de cité tout comme les autres dans la république de l’art. Je conviens encore qu’on ne leur a pas toujours fait leur juste place. Le drame et la comédie sont partout : partout où il y a des hommes ils aiment, ils sentent, ils souffrent. Les pleurs d’une cuisinière valent celles d’une grande dame. J’accorde que les romanciers nous ont plus d’une fois fatigué avec leurs marquises et leurs comtesses; il en est que la qualité entête tout simples bourgeois qu’ils soient nés, et qui, comme tel personnage de Molière « ne parlent jamais que duc, prince ou princesse. » Ce n’est pourtant pas une raison, ici non plus, d’aller à l’excès contraire et de ne nous montrer désormais que des ruelles de faubourg, des mansardes ou des loges de portier. Si les drames humains se passent surtout dans la conscience, si c’est là qu’est le véritable intérêt littéraire, ces drames sont particulièrement attachans là où la conscience est la plus complexe et la plus développée. Ce sont les êtres auxquels leur éducation et leurs loisirs permettent le mieux de se regarder vivre et de s’analyser eux-mêmes qui seront toujours, en thèse générale, les mieux faits pour offrir des sujets d’étude aux romanciers comme aux auteurs dramatiques. L’un des instigateurs du mouvement naturaliste, M. Edmond de Goncourt, effrayé de la direction à peu près exclusive qu’a suivie ce mouvement, a fini tout dernièrement par se fâcher presque rouge, et par dire assez vertement son fait à la jeune école. Il l’a avertie que ce n’était pas tout l’art et toute l’humanité que la Cité-Dorée, la Boule-Noire ou la rue de la Goutte-d’Or, qu’il y avait autre chose dans Paris que Belleville ou le quartier Mouffetard, et que le roman contemporain n’aurait