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jusqu’au bout à travers cet immense musée partagera-t-il le sentiment qu’on y éprouve inévitablement après l’admiration, le regret de voir tant de trésors, de précieux exemples en grande partie oubliés et perdus. On se demande où est l’école de Thorvaldsen. N’eût-il pas mieux valu cent fois pour l’art moderne que le maître ne cédât point à son amour du sol natal et trouvât un moyen de laisser toute son œuvre réunie à Rome comme elle l’est à Copenhague ? N’en déplaise aux Danois, il a compromis ainsi les fruits de son enseignement. Qu’en restait-il après lui à Rome, une fois son atelier fermé, ses élèves séparés, ses collections emportées ? Le Danemark n’avait pas de successeurs à lui donner dans son propre pays ; les originaux de ses chefs-d’œuvre, dispersés en Europe, enfouis la plupart dans les palais particuliers et loin du mouvement artistique, y demeurent à peu près inutiles, et combien d’artistes étrangers viennent étudier à Copenhague ? Ainsi cette grande renommée semble n’avoir brillé que d’un éclat stérile, et au bout de sa lumineuse carrière être venue s’éteindre aux bords lointains et sombres d’où elle était partie. Voilà de quelles tristes réflexions on a l’esprit saisi au milieu de ce musée, qui prend alors véritablement l’aspect d’un tombeau. Mais, à tout prendre, pouvait-il en être autrement ? Un grand artiste de France ou d’Allemagne, entouré des nombreux pensionnaires ou des jeunes amateurs que ces deux pays envoient sans cesse en Italie, eût aisément fondé à Rome une école durable. Mais que pouvait faire Thorvaldsen, qui n’eut guère qu’un seul Danois dans son atelier ? C’était beaucoup déjà, et merveilleux pour ce temps-là, que d’y attirer des jeunes gens de toute nation, subjugués par sa renommée et dont j’ai raconté l’étonnante abnégation. Mais le seul lien de cette réunion cosmopolite, c’était le maître lui-même : elle ne put survivre à son départ ; et s’il y eut, parmi ces jeunes hommes, des artistes d’un vrai talent, Tenerani, Louis Bienaimé, Émile Wolf, qui ont imité d’assez près leur maître, et laissé des œuvres de grand mérite, aucun d’eux cependant ne fut assez fort pour se créer une forme personnelle et donner une vie nouvelle aux traditions de son école. Par là encore l’atelier de Thorvaldsen ressemble à celui de Raphaël, dont les élèves, après s’être passionnément dévoués à leur maître et singulièrement pénétrés de son style, n’ont presque rien produit, si bien que l’école du peintre divin s’évanouit en quelques années.

Tant qu’il vécut à Rome cependant, l’influence de Thorvaldsen ne fut pas renfermée dans son atelier : elle rayonnait plus ou moins sur les sculpteurs de tous pays qui, de 1810 à 1840, ont travaillé en Italie. J’ai déjà parlé de l’école allemande contemporaine, qui doit aux exemples de Thorvaldsen tout ce qu’elle a de pureté, d’élégance