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pouvait, à force de génie, représenter les disciples du Christ. Seulement il a choisi, pour ce tour de force, sa langue de prédilection, le bas-relief, et aucun des nombreux chefs-d’œuvre qu’il a produits dans ce genre de sculpture ne surpasse l’Institution de la Cène. Ce chef-d’œuvre, placé dans la sacristie de Notre-Dame, aurait, dit-on, orné le chœur même de la cathédrale sans les scrupules du clergé, qui ne le trouva pas assez orthodoxe. Thorvaldsen, soit qu’il voulût absolument faire du nouveau et ne pas imiter sur le marbre les Cènes des grands peintres italiens, toutes à peu près semblables dans leur composition générale, soit plutôt que cette ordonnance traditionnelle et nécessaire ne lui parût pas donner à son bas-relief assez de pureté et d’élégance, a imaginé et représenté sans scrupule une Cène tout en dehors de l’Évangile. A gauche le Christ, debout près d’une table et les yeux levés au ciel, bénit le calice. Devant lui tous ses apôtres sont agenouillés, moins un seul, au milieu, qui varie le groupe et relie la composition; à droite Judas s’éloigne en serrant sa bourse, avec un air de dépit et de haine. Cette façon indépendante de traduire le texte sacré choqua les pasteurs de Copenhague, et sans doute un clergé catholique ne l’eût pas acceptée davantage. Comment ne pas absoudre cependant une licence où l’artiste a pu trouver cet admirable groupe, si pittoresque et si dramatique? Comment résister à cette beauté suave, à ce pathétique chrétien? Si l’auteur viole la lettre, il est bien dans l’esprit de son sujet en l’interprétant d’une façon tout idéale. Les luthériens appellent cela l’Institution de la Cène, et les catholiques diraient tout aussi bien l’Institution de l’Eucharistie en voyant ces disciples, parfaitement beaux et nobles, prosternés devant le divin calice avec une telle effusion d’amour, de reconnaissance et d’adoration. Les maîtres les plus fervens et les plus tendres de la renaissance, un Benedetto da Majano, un della Robbia, pour ne citer que les sculpteurs, n’auraient pas répandu sur ce sujet plus de foi et plus de charme.

Si j’ai parlé tout d’abord des Apôtres, c’est pour présenter plus nettement l’œuvre religieuse de Thorvaldsen, en mettant à part ce qui véritablement ne lui appartient qu’à moitié dans cette immense décoration de Notre-Dame. Car, dès qu’on franchit le seuil de la basilique, ce n’est pas sur ces douze statues rangées en files que le regard s’arrête, mais sur le grand Christ en marbre, de trois mètres et demi de haut, qui se dresse au fond de l’abside. La première impression devant ce colosse est la surprise, mais après examen, ni le regard, ni l’esprit ne demeurent entièrement satisfaits. Il convient toutefois de parler avec respect d’une œuvre puissante et originale, qui appartient tout entière à Thorvaldsen et qu’il a longtemps étudiée. Malgré quelques défauts de caractère et même de convenance,