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le vagabondage, recrute ainsi, pour la Russie comme pour la Sibérie, une classe nouvelle de dangereux vagabonds.

Avec de tels résultats, il n’est pas étonnant que le système de déportation, si largement pratiqué jusqu’ici, rencontre aujourd’hui peu de faveur parmi les juristes et les criminalistes préoccupés de la répression, comme parmi les politiques ou les publicistes préoccupés de la colonisation. La Sibérie, qui, pendant des siècles a reçu le rebut de la population russe, criminels, vagabonds, paysans en fuite, mêlés aux condamnés politiques et aux sectaires religieux, la Sibérie, qui compte une population libre de quatre millions de Russes, se lasse d’être regardée comme une sentine où la Russie européenne rejette toutes les matières infectantes ou dangereuses. A l’exemple de l’Australie anglaise, la Sibérie commence à repousser les déportés qui pour elle sont moins une ressource qu’une cause de démoralisation et d’insécurité. A une certaine époque peut-être, alors qu’on y internait surtout d’inoffensifs suspects politiques ou de tranquilles sectaires religieux, la colonisation a pu tirer quelque parti du flot régulier de cette immigration pénale. Aujourd’hui il n’en est plus de même; les colons forcés éloignent les libres colons. Selon l’expression d’un écrivain russe, en faisant de la Sibérie un lieu de punition, on en a fait dans l’imagination du peuple une terre d’horreur et d’effroi où personne ne se rend volontiers[1]. La déportation, qu’on regardait comme le plus sûr procédé de colonisation, a pu ainsi être rendue responsable de la lenteur de la colonisation russe en Asie. Cet afflux séculaire de matières impures et putrides, cette sorte d’accumulation de fumier humain dont on espérait la fertilisation et l’enrichissement de la Sibérie, ne fait plus par ses félidés émanations qu’en corrompre l’air et en éloigner les habitans. Aussi a-t-on parlé de substituer à la Sibérie pour cette triste mission pénale des terres moins peuplées de colons russes, et sinon plus éloignées, du moins mieux séparées du centre de l’empire par des déserts de sable. Le Turkestan et les contrées nouvellement acquises dans l’Asie centrale ont plus d’une fois été désignés comme devant à cet égard devenir une seconde Sibérie[2].

  1. M. Vénioukof, ''Rossia i Vostok, p. 74-75. La plupart des déportés n’ont pas de famille et un fort petit nombre se livrent à la culture du sol. D’après l’article du Golos cité plus haut, 9,579 déportés dans les communes rurales du gouvernement de Tobolsk n’exploitaient en tout qu’une étendue de 775 desiatines, soit une desiatine (un hectare neuf ares) par plus de quatre déportés. On voit l’insignifiance de ce résultat au point de vue agricole.
  2. Pour rendre aux déportés toute évasion plus difficile, le gouvernement a dans ces derniers temps résolu d’interner certains prisonniers politiques dans la grande île déserte de Sakhaline au nord du Japon, Ils y seront employés à l’exploitation de mines de charbon récemment découvertes. Le voyage doit se faire d’Odessa à bord d’un des vaisseaux achetés par souscription lors des craintes de conflit avec l’Angleterre; l’itinéraire est par le Bosphore et l’isthme de Suez, en sorte que les déportés n’arriveront à cette sorte d’Islande asiatique qu’à travers les brûlantes mers du Sud.