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ses amis, de sa famille, et parfois du monde entier, privé de lettres et de nouvelles ou ne pouvant correspondre avec les siens qu’à de rares intervalles. C’est pour les exilés politiques, pour les prisonniers d’état, et non toujours pour ceux qui ont été condamnés par un tribunal civil ou militaire, que l’on réserve les stations les plus boréales, à l’extrême limite des établissemens russes. Dans les dernières années même, des écrivains ou des savans tels que Tchernychevski, Chtchapof, Koudiakof, ont ainsi été relégués aux confins du cercle polaire, au milieu de peuplades barbares et idolâtres, dans des localités où la poste même n’arrive qu’une ou deux fois l’an[1].

Ce qu’il y a de plus effrayant ou de plus pénible dans la déportation en Sibérie, c’est peut-être le voyage. Du centre de la Russie, où se forment les convois de prisonniers, à Tiumen, la première ville de la Sibérie occidentale, il y a plus de cinq cents lieues; il y en a plus de quinze cents aux villes et aux districts de la Sibérie moyenne. Autrefois la plus grande partie de ce triste exode s’accomplissait à pied sous le fouet de cosaques à cheval, et pour les forçats du moins, les fers aux jambes ou les menottes aux mains. On se nourrissait de biscuits, de salaisons et des pauvres aumônes de la pitié des paysans, on dormait sur la terre humide ou sur la neige durcie. Le voyage durait souvent toute une année, parfois plus. C’était une rude épreuve, beaucoup des condamnés, beaucoup des infortunés (nestrhastnyé), comme disent dans leurs bienveillant euphémisme les paysans russes, succombaient avant d’atteindre le district éloigné où ils devaient subir leur peine. Aujourd’hui le voyage se fait en grande partie par eau, sur des barques ou chalands remorqués par des steamers. J’ai rencontré sur le Volga de ces convois de condamnés, vêtus de souquenilles de toile et entassés sur de grands bateaux; je ne crois pas que dans ce trajet ils aient plus à souffrir que nos forçats, transportés à fond de cale par delà l’Océan, à nos antipodes. Le voyage a lieu d’ordinaire dans la belle saison, afin d’utiliser les communications fluviales par le Volga et la Kama, puis au delà de l’Oural, par la Tobol, l’Obi et les rivières de Sibérie. Les condamnés passent l’hiver dans la prison des villes où ils ont été mis en jugement; au printemps, ils sont de tous les coins de l’empire dirigés sur Moscou, d’où on les expédie par détachemens sur la Sibérie à travers Nijni, Kazan, Perm et Tobolsk[2].

  1. Tous les déportés politiques russes ou polonais ne sont pas soumis aux mêmes rigueurs; on a vu de ces exilés se fixer volontairement à l’expiration de leur peine dans le lieu de leur exil, soit qu’ils y aient fait une petite fortune, soit même qu’ils devinssent les employés du gouvernement qui les avait bannis.
  2. Aujourd’hui, le transport d’un condamné des points les plus éloignés, de Tiflis, par exemple, à Irkoutsk, ne revient, assure-t-on, qu’à 50 roubles ; de Moscou à Tiurmen, le prix moyen du transport serait de moins de 22 roubles. Pour les paysans déportés par ordre de leurs communes, tous les frais restent à la charge de ces dernières. Une fois arrivés au lieu de leur détention, les déportés doivent subvenir à leur subsistance ; les forçats sont les seuls que l’état entretienne quand il ne loue pas leurs bras à des entreprises privées.