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de mort, il n’y a pas plus d’homicides, pas plus de crimes contre les personnes que dans les pays de l’Europe où règne une pénalité plus sévère. Aux statisticiens russes, les chiffres ont même semblé souvent plus favorables à leur pays qu’à la France ou à la Prusse[1]. En 1870, on trouvait en Russie un peu plus de sept individus sur un million d’âmes (7,4) condamnés pour homicide, ce qui vers la même époque était presque exactement la même proportion que dans les îles britanniques (7,5)[2]. Depuis, s’il faut en croire les statistiques du ministère de la justice, la proportion des homicides à la population est demeurée en Russie sensiblement la même. De pareilles comparaisons entre la Russie et l’étranger il résulterait en apparence que non-seulement la potence et la guillotine, mais que le degré de civilisation, que le régime politique, que l’état religieux et économique des peuples européens n’ont sur le développement de la criminalité qu’une imperceptible influence. Ce serait là une conséquence forcée, aisée à battre en brèche au moyen d’autres comparaisons et d’autres statistiques. Aussi n’osons-nous pas tirer de pareils rapprochemens des conclusions trop précises, d’autant plus qu’en pareille matière, pour prétendre à quelque exactitude, il faudrait tenir compte de la régularité du service de la police aussi bien que de la sévérité des tribunaux.

Ces résultats n’en sont pas moins instructifs; ils fournissent des armes commodes aux adversaires du rétablissement de la peine de mort, qui, parmi les Russes, est d’autant plus impopulaire que la suppression en est souvent regardée comme un titre d’honneur national. L’on ne saurait donc s’étonner de voir les jurisconsultes de Saint-Pétersbourg et de Moscou repousser presque unanimement la pendaison ou la décapitation et n’y voir qu’un reste des coutumes barbares du passé. C’est ce qu’a fait cette année même, dans une de ses séances, la société des juristes russes (iouriditcheskoé obchtchestvo). A l’heure même où, par l’ukase du 9 août 1879 et par l’intermédiaire des cours martiales, le gouvernement élargissait le cercle des crimes encore punis du dernier supplice, les juristes russes, sur un rapport de l’un d’eux, se prononçaient catégoriquement contre la peine de mort, la déclarant d’une manière absolue inutile au maintien de l’ordre public et contraire aux saines notions de la morale et du droit pénal[3].

  1. D’après une étude sur ce sujet du Vestnik Evropy (juillet 1871), le chiffre annuel des accuses pour meurtre de 1860 à 1867 oscillait entre 2,094 et 1,616, sans qu’il y eût progression ni diminution régulière, les variantes les plus fortes paraissant avoir des causes temporaires. L’année 1865 était celle qui donnait le chiffre le plus élevé.
  2. M. Maurice Block : l’Europe politique et sociale (Vestnik Evropy, ibid).
  3. Voyez (n° 4, février 1879) la nouvelle Revue critique (Krilitcheskoé obozrênie) publiée à Moscou sous la savante direction de MM. V. Miller et M. Kovalevski.