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Odessa, alors placé en état de siège par suite de la guerre de Bulgarie, que pour la première fois des prévenus politiques ont été déférés à un tribunal militaire. A la fin de juillet 1878, huit accusés, cinq jeunes gens et trois jeunes filles, étaient traduits devant le conseil de guerre d’Odessa comme coupables de complot et de résistance armée à l’autorité. Le principal prévenu, un certain Kovalski, un fils de prêtre, comme tant de ces agitateurs anarchiques, était, en vertu de l’état de siège, condamné à la peine de mort. Le 2 août Kovalski était fusillé dans la métropole de la Mer-Noire, et deux jours après, le 4 du même mois d’août 1878, à l’autre bout de la Russie, les coreligionnaires du condamné répondaient à son exécution par l’assassinat du chef de la III section, le général Mezentsef. Le maître de la haute police avait été prévenu par des avis anonymes que sa vie devait payer pour celle du condamné d’Odessa. En réponse au meurtre du 4 août, le 9 du même mois, un ukase impérial déférait aux tribunaux militaires tous les attentats commis contre les fonctionnaires. Si durant quelques semaines les assassinats politiques cessaient, ce n’était pas que l’ukase du 9 août eût terrifié les révolutionnaires, c’était bien plutôt que, les meurtriers du général Mezentsef n’ayant été ni découverts ni punis, personne n’avait à les venger. Quelques mois plus tard en effet les comités montraient qu’ils n’avaient point varié de doctrines ni menti à leurs menaces, ils rendaient de nouveau au gouvernement et à la police œil pour œil, dent pour dent, répondant à chaque condamnation, si ce n’est à chaque arrestation, par un nouvel assassinat. Les plus hauts fonctionnaires de l’empire recevaient mystérieusement l’avis qu’un tribunal occulte les avait condamnés à mort, et il se trouvait des bras pour exécuter la terrible sentence. La Russie revoyait ainsi le Vehmgericht et les francs-juges du moyen âge.

Trois ou quatre mois après l’assassinat du général Mezentsef, de nouveaux forfaits sont, à la suite de nouvelles arrestations, venus montrer que les mêmes juges et les mêmes bourreaux inconnus veillaient toujours sur l’empire. En février 1879, dans le gouvernement de Kharkof, on arrêtait un certain Fomine, prévenu d’avoir pris part à une attaque contre les gendarmes pour la délivrance d’un prisonnier politique. Le gouverneur de la province, prince Krapotkine, fut averti par écrit que, si le prévenu était livré à la cour martiale, il en serait rendu responsable sur sa vie. Fomine n’en fut pas moins traduit devant le conseil de guerre, mais avant même qu’il eût été jugé, le prince Krapotkine tombait frappé d’une balle au sortir d’une fête officielle[1]. Quelques semaines

  1. Le jugement de Fomine, qui a eu lieu en mars de cette année, a montré que la justice militaire n’usait pas toujours envers les prévenus politiques de rigueurs excessives. C’était la première affaire de ce genre qui vînt devant un conseil de guerre depuis l’ukase du 9 août 1878. La cour martiale instituée pour la sévérité a usé d’une indulgence relative. Fomine a été condamné aux travaux forcés et non à mort, bien que, tout en niant avoir fait feu, il avouât avoir pris part à une attaque à main armée dans laquelle avait succombé un gendarme. Aux yeux du code militaire, c’en était assez pour une condamnation capitale.