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peine capitale, avait été légalement supprimée en Russie. Il est assez singulier que ce soit le pays le plus barbare de l’Europe, le pays dont la législation passait justement pour la plus cruelle, qui ait pris l’initiative de l’abolition de la peine de mort, qui le premier, longtemps avant la Toscane de Léopold, ait prétendu appliquer les maximes de Beccaria, avant même que l’auteur Des délits et des peines n’eût proclamé que, pour protéger celle des honnêtes gens, on n’est pas obligé d’enlever la vie aux homicides[1].

Peut-être pourrait-on de ce côté découvrir en Russie, sinon une tradition ininterrompue, du moins des antécédens remontant assez haut dans le passé. Déjà Ivan IÎI, le rassembleur de la terre russe, réservait au souverain le droit de prononcer la peine de mort. En revanche on sait que les tsars ses successeurs, Ivan IV le Terrible en particulier, ne se faisaient pas faute d’en user et abuser; mais déjà la mort semble surtout la peine des crimes politiques. Un moment, au XVIIe siècle, sous l’influence même de l’Europe occidentale, le code draconien d’Alexis Mikhaïlovitch, l’oulogénié zakonof, prodigue à toute sorte de crimes et de délits le dernier supplice. Pierre le Grand, qui envers ses ennemis publics ou privés fut si peu avare de la peine capitale, en limite l’application dans la loi; sa fille, la sensuelle et grossière Elisabeth, l’abolit entièrement en 1753. C’est à la sensibilité plus affectée que réelle, c’est aux nerfs des impératrices du XVIIIe siècle que la Russie est redevable de cette suppression de la peine de mort. Il est vrai que, redoutant surtout les émotions pénibles, Elisabeth Pétrovna supprima plutôt le nom que la chose. Aussi longtemps que dura l’usage du knout, la dureté de la répression ne perdit rien aux lois humanitaires d’Elisabeth et de Catherine. Le knout suppléait parfaitement à la hache ou à la corde. Pour tuer un condamné, il suffisait de ce redoutable fouet dont la rude langue de cuir enlevait à chaque coup d’épais lambeaux de chair et mettait les os à nu. Le juge auquel la loi interdisait une sentence de mort condamnait à cent coups de knout, sachant parfaitement que le condamné ne les pourrait supporter. Dans ce cas, l’hypocrisie du magistrat et de la justice ne faisait que rendre plus cruelle et plus odieuse l’apparente mansuétude de la loi. Le condamné auquel la sentence était censée laisser la vie expirait dans un supplice atroce. Telle était la force et l’efficacité du knout qu’aux bourreaux expérimentés il suffisait d’un ou deux coups bien appliqués pour tuer un homme. Aussi, comme la vénalité se glissait jusque dans les supplices, les condamnés qui se savaient destinés à périr sous le

  1. La publication du célèbre ouvrage de Beccaria est de 1763, postérieure de dix ans à l’édit d’Elisabeth Petrovna abolissant la peine capitale.