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que ma troïka fût attelée[1], la cynique maxime du postillon de Nicolas Tourguénef me revint subitement à la mémoire, et, à bout de patience, je levai ma canne, ou, pour plus d’exactitude, mon parapluie sur le iamchtchik trop lent à partir. Mal m’en prit, car au lieu de se venger sur ses chevaux, l’homme se fâcha tout rouge, ses camarades s’ameutèrent et faillirent me faire un mauvais parti. Évidemment ils ne connaissaient pas la maxime du postillon de Nicolas Tourguénef et j’eusse été mal venu à leur citer mes autorités. Enfin grâce à l’intervention du staroste, je fus heureux d’en être quitte pour des excuses et un nouveau retard.

C’est que les mœurs se modifient peu à peu, le bâton est dépouillé de son ancien prestige. Le postillon n’accepte plus les coups du voyageur, et le préfet de police qui donne l’ordre de fouetter un prisonnier impoli s’expose à recevoir une balle de revolver de la main d’une jeune fille enthousiaste. Les vieux moyens de discipline domestique et de discipline gouvernementale ont singulièrement perdu de leur popularité. Les verges s’en vont, des idées nouvelles se sont glissées dans les têtes moscovites, et le sentiment de l’honneur, ce sentiment jadis inconnu de ce peuple de serfs, s’éveille dans la Russie émancipée. L’armée et le service militaire ne sont pas étrangers à cette transformation ; le soldat, qui jadis n’était mené qu’à la baguette (un noble comme un serf pouvait toujours être fouetté en uniforme), le soldat qui se voit aujourd’hui condamné aux verges se regarde comme déshonoré[2]. De l’armée et des tribunaux civils ces notions nouvelles se répandent dans le peuple et s’infiltrent peu à peu jusqu’au fond de la nation, qui dans une ou deux générations en sera tout entière pénétrée. Au milieu de tous les motifs de tristesse et des trop fréquentes déceptions que donne aux nationaux comme à l’étranger la Russie des réformes, c’est là un des aspects consolans sur lesquels on peut reposer les yeux avec la joie de constater un progrès réel et durable.


II.

Les châtimens corporels ont été abolis, et depuis lors la législation russe est probablement la plus douce de l’Europe. Quand en 1863 un ukase impérial a effacé les verges du code pénal, il y avait déjà plus d’un siècle que la plus grave des peines corporelles, la seule qui ait été conservée dans la plupart des états modernes, la

  1. Attelage de trois chevaux de front fort en usage en Russie, et habituel dans les voyages en poste.
  2. Dans l’armée, les verges ne sont plus en usage que dans les compagnies de discipline ou pour les soldats qui ont déjà inutilement subi d’autres punitions.