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1861, l’ukase abolissant les verges est de 1863. La verge étant le corollaire naturel du servage devait naturellement disparaître avec lui. Cette petite réforme avait son importance, elle ne devait pas seulement rétablir dans le code pénal le principe de l’égalité devant la loi, elle devait rendre à tout Russe le sentiment de l’honneur et de la dignité personnelle, lui apprendre à se respecter lui-même et à respecter autrui.

La verge, comme tout ce qui tenait au bon vieux temps, a gardé ses partisans et ses défenseurs. Des conservateurs attardés se demandaient avec anxiété « comment un empire qui a dû sa grandeur aux verges pourrait se passer d’un tel agent de cohésion[1]. » En dehors de ces esprits timorés prêts à s’effrayer de tout changement, plus d’un homme cultivé se ferait volontiers l’apologiste de cet instrument de correction qui n’atteignait que les épaules du peuple. Où trouver, dit-on, une peine plus simple et plus rapide, une peine plus économique pour la société qui l’inflige et le coupable qui la reçoit, une peine plus morale et plus moralisatrice? Fallait-il, pour de pures et abstraites considérations de point d’honneur, pour un faux sentiment de dignité que ne comprend pas l’homme du peuple, renoncer à un mode de correction qui ne laissait pas plus de trace sur son âme que sur son corps, qui, pour lui et pour sa famille, était moins pénible, moins dommageable, moins corrupteur que la prison par laquelle on l’a remplacé[2] ?

Ces doléances auraient beau contenir une part de vérité, on ne saurait regretter la suppression de pareils châtimens. Quels qu’en fussent les avantages pratiques, les corrections corporelles avaient en Russie comme partout le grand inconvénient d’encourager chez le peuple la rudesse et la brutalité des mœurs. Inscrits dans les lois et appliqués sur l’ordre des tribunaux, le fouet et les verges se maintenaient plus aisément dans la vie domestique. Habitué à y voir un instrument de répression pour l’homme fait aussi bien que pour l’enfant, le père de famille avait moins de scrupules ou moins de honte à faire usage du bâton pour ses corrections paternelles ou conjugales. A la suppression des verges les mœurs privées non moins que les mœurs publiques avaient tout à gagner.

Il se peut que sur ce point le réformateur ait devancé les mœurs; peut-être une sorte de respect humain pour l’opinion de l’Europe n’a-t-il pas été étranger à cette réforme; mais depuis Pierre le Grand le respect humain a fait faire à la Russie plus d’un progrès, et pour les états comme pour les individus, l’amour-propre, le

  1. Plaidoyer de M. Alexandrof dans le procès de Véra Zasoulitch.
  2. Beaucoup de proverbes en effet attestent que le peuple, le moujik en particulier était fort peu sensible à ce que de pareilles peines ont d’humiliant.