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classe moyenne, du mezzo ceto, comme on dit à Rome, parmi ces belles filles que l’on voit se promener au Corso, les soirs d’été ou les dimanches, parées et pimpantes, mais toujours graves et réservées, répondant à peine par un demi-sourire ou un coup d’œil à leurs amoureux qui passent et repassent près d’elles sur la chaussée.

Comment se fit-il que Thorvaldsen, après avoir si bien senti et si heureusement exprimé l’idéal féminin, l’ait oublié peu de temps après dans le groupe malencontreux des Trois Grâces?.. On ne comprend guère aujourd’hui l’enthousiasme des contemporains pour cette froide composition où la sécheresse et la raideur des corps, les duretés choquantes que présente l’agencement des lignes, feraient douter de la signature du maître. Son premier tort fut de ne pas comprendre le vrai sens de son sujet. Vouloir grouper trois corps de femmes nues et debout, en évitant à la fois la monotonie, l’afféterie et le sensualisme, c’est, comme aurait dit Molière, une étrange entreprise. On ne l’eût pas imaginée au siècle de Périclès. Phidias a représenté les Grâces vêtues, aussi bien que Germain Pilon, tous deux en cela conformes aux lois de l’esthétique et au vrai caractère de leurs personnages. Les Trois Grâces nues de Sienne, que n’a égalées cependant aucune de leurs imitations modernes, sont une œuvre de la décadence. Il faut à une donnée aussi invraisemblable les ressources de la peinture ou les artifices du bas-relief. Thorvaldsen l’a prouvé lui-même en prenant plus tard sa revanche sur le tombeau du peintre Appiani[1]. Là elles sont vraiment d’une beauté suave et chaste, ces trois sœurs enlacées et doucement appuyées l’une sur l’autre, qui écoutent l’Amour chanter sur la lyre les louanges d’un artiste.

Quant au groupe trop vanté dont nous parlons, il me semble, à voir ces formes sèches et maigres, que le maître ait alors délaissé la nature pour une imitation, trop hardie cette fois, de l’école éginète. Bien mieux en fut-il inspiré lorsque, dans un autre mouvement de ferveur archaïque, il voulut reproduire une des statues de femmes qui, sur le temple d’Égine, se tenaient debout au sommet du fronton, de chaque côté de l’acrotère. Ces statues représentaient les Heures, et il en fit une Espérance, belle et étrange figure, où revit toute la majesté de la vieille sculpture hiératique. Elle s’avance, calme et solennelle comme une prêtresse, couverte de longs voiles aux plis droits et pressés, le front entouré de boucles pendantes que serre un bandeau, d’une main soulevant le bas de sa longue tunique, de l’autre présentant une fleur sans

  1. A l’académie des beaux-arts de Milan ; c’est un de ses plus beaux bas-reliefs.