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il rêve. Son chien, assis à ses pieds, semble gronder à quelque mouche qui le taquine, et voilà tous les élémens d’un groupe que le statuaire a dû reproduire dix fois. Il l’a conçu, dit-on, en voyant une pose que prenait, sans y penser, un modèle dans son atelier. Qu’est-ce que le sujet ou le motif du Tireur d’épines? bien moins que cela encore; car le pâtre de Thorvaldsen, ce petit Grec au visage si charmant, avec ses grands yeux naïfs et ses longues boucles retenues par un bandeau, est un personnage plein de sentiment. On dirait d’un berger de Théocrite, Ménalcas qui écoute Daphnis chanter ses amours, ou bien encore un autre Daphnis qui regarde Chloé endormie. C’est en même temps une statue du genre le plus singulier; car si l’on est d’abord frappé par la hardiesse familière de l’attitude, d’où résulte la plus savante pondération, en y regardant de plus près on remarque, comme un singulier parti pris, l’extrême simplicité des contours généraux, et la sobriété de tous les détails. Ainsi le thorax ne forme qu’un seul plan, les divisions du torse sont très sommairement indiquées, aussi bien que les muscles principaux des membres. Il s’agit cependant d’un corps déjà vigoureux et plein, et l’esprit aussi bien que l’œil se trouvent satisfaits de cette étrange exécution.

C’est qu’au moment où il modela son berger, l’artiste travaillait à la restauration des marbres d’Égine. Pénétré des exemples de l’école éginète[1], si vraie et si grandiose dans sa rudesse, il s’est donné le plaisir de l’imiter et de créer une figure dont le style à la fois élégant et archaïque fût une sorte de compromis entre Égine et Athènes. Essai d’autant plus hardi qu’il était sans modèle chez les anciens, preuve nouvelle de cette adoration fervente et passionnée de Thorvaldsen pour toutes les traditions de la statuaire grecque. La même fantaisie d’archéologue lui inspirait en même temps la statue de l’Espérance, et un autre groupe, traité de la même manière que le Berger, mais moins séduisant malgré sa sévère beauté, Ganymèdde donnant à boire à l’aigle. L’artiste trouvait dans ce sujet le motif d’une figure agenouillée, la première qu’il eût encore modelée, et il déploya là toute son habileté, toute sa science de composition[2].

Dès lors que Thorvaldsen se bornait aux sujets païens, il ne lui était pas aisé de donner un sentiment à des statues de déesses, à

  1. M. Beulé a développé tous les principes de l’école d’Egine dans son Histoire de l’art grec avant Périclès, deuxième partie, chap. IX.
  2. Si bizarre qu’il paraisse, ce sujet a tenté plusieurs sculpteurs français. On voit au Louvre un petit groupe de Ganymède et l’Aigle, par Julien (1804), et un autre beaucoup meilleur, au Luxembourg, par M. Barthélémy (1850). Mais il y a loin de ces agréables fantaisies à la simple et puissante conception de Thorvaldsen, On peut s’en rendre compte à Paris même sur une première étude du maître, traitée avec de légères variantes et dans de petites proportions, qui appartient au baron Hottinguer.