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sans aucune commande et sans imiter personne. Des images de Vulcain, traitées par deux des plus grands statuaires grecs, Alcamène et Euphranor, on ne sait rien, sinon que ces Vulcain, en dépit de la fable, étaient beaux et ne semblaient même pas boiteux[1]. Thorvaldsen a également résolu ce problème d’idéaliser un dieu forgeron. Son Vulcain se repose au milieu du travail, la main droite s’appuyant avec le marteau sur l’enclume, l’autre tenant encore les tenailles. Il est coiffé du bonnet populaire appelé pileus, et sa tunique, détachée sur une épaule, comme on le voit dans les bas-reliefs, met à nu sa large poitrine. L’artiste, en lui posant le pied droit sur la plinthe du socle qui porte l’enclume, a ingénieusement, comme ses maîtres grecs, déguisé la boiterie. Le caractère du personnage est supérieurement rendu par la vigoureuse structure du corps, par la saillie puissante de tous les muscles et même des veines, que les anciens exprimaient si rarement, et par l’abondance de la barbe et des cheveux crépus. Ce Vulcain est un chef-d’œuvre d’étude anatomique et un bel exemple du style le plus sévère. L’artiste ne l’a jamais vendu, mais il figure bien dans son musée pour en compléter l’harmonie, entre l’Amour, l’Adonis et le Jason, et montrer comment cet infatigable chercheur a parcouru pour ainsi dire toute la gamme des caractères et des types masculins.

Il était bon de parler de ces marbres, moins connus et moins intéressans que les chefs-d’œuvre populaires de Thorvaldsen, afin de mieux marquer toutes les tendances de son esprit, et le désintéressement, la sincérité profonde de son amour pour l’antique. De tous les artistes de son temps, aucun, si ce n’est Ingres, n’a apporté la même conviction dans ce culte de l’esthétique, de la mythologie et de l’histoire des Grecs. Pour lui, comme pour notre grand peintre, c’est une religion. Il s’est fait contemporain de Périclès. Il semble croire aux dieux d’Homère, comme on y croyait dans l’atelier de Phidias, et il cherche naïvement à créer des divinités païennes telles que les aurait demandées le peuple d’Athènes. Pas n’est besoin de faire sentir l’illusion et le danger de cet hellénisme sans mesure. Les sublimes artistes qui faisaient le Jupiter d’Olympie, la Minerve du Parthénon ou la Junon d’Argos, non-seulement croyaient aux dieux qu’ils représentaient, mais ils travaillaient pour le culte de leur patrie. La croyance de leurs concitoyens, non moins que la leur propre, les aidait à créer les images que la foule devait adorer, à en faire des types de grandeur, de noblesse, de vie surhumaines.

  1. Claudicatio non deformis, dit Cicéron en parlant du Vulcain d’Alcamène, De Natura Deorum, I, 30. On sait combien l’art grec proscrivait la laideur.