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l’Allemagne a fait tout à coup en Égypte la démarche hardie qui a réveillé les gouvernemens anglais et français de leur torpeur. La crise égyptienne risquait d’amener en s’envenimant une rupture plus ou moins profonde entre la France et l’Angleterre; or si l’Angleterre et la France se divisaient, il est clair que cette dernière serait fatalement obligée de se rejeter du côté de la Russie. L’alliance franco-russe n’a jamais été du goût de l’Allemagne; mais elle l’est moins que jamais depuis que les déceptions qui ont suivi le traité de Berlin ont amené, sinon entre les gouvernemens russe et allemand, du moins entre les peuples et certains hommes d’état, un refroidissement très sensible. Il est donc plus que probable qu’en frappant un coup vigoureux au Caire, l’Allemagne a voulu à la fois montrer sa puissance, prendre en quelque sorte pied en Orient, protéger les intérêts de ses nationaux et maintenir les combinaisons diplomatiques qu’elle tient, pour le moment du moins, à ne pas voir se briser.

Le terrain choisi par l’Allemagne pour son action en Égypte a été excellent. En dépit du caractère national et religieux qu’on avait voulu leur donner, les décrets du khédive sur le règlement de la dette étaient absolument illégaux. En effet, la loi internationale qui a établi la juridiction des tribunaux mixtes contient un article 10 ainsi conçu : « Le gouvernement, les administrations, les daïras de son altesse le khédive et des membres de sa famille seront justiciables de ces tribunaux dans les procès avec les étrangers, » et un article 11 non moins essentiel : « Ces tribunaux, sans pouvoir statuer sur la propriété du domaine public, ni interpréter ou arrêter l’exécution d’une mesure administrative, pourront juger, dans les cas prévus par le code civil, les atteintes portées à un droit acquis d’un étranger pour un acte d’administration. » Ces deux articles, comme on le voit, mettent directement les créanciers égyptiens sous la protection des tribunaux de la réforme. Mais ces tribunaux, d’après les articles 35, 36 et 37 de la loi internationale qui les a institués, ne peuvent appliquer que les codes, lois et règlemens publiés un mois avant leur installation et approuvés par les puissances. Aucune modification ne saurait être introduite dans le code civil ou dans les lois qui touchent « à des droits acquis d’un étranger » sans l’assentiment des gouvernemens. L’Allemagne avait donc raison de dire que les lois nouvelles, qui portaient assurément atteinte aux droits acquis d’étrangers, puisque tous les créanciers consolidés et presque tous les créanciers flottans sont Européens, étaient injustes, arbitraires, contraires aux traités et aux conventions. Il ne fallait pas être grand clerc pour s’en apercevoir. La réforme judiciaire qui, d’après les partisans du régime