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immédiatement l’arriéré de leur solde qui se montait à environ vingt mois. Où trouver, en effet, assez d’argent pour cela? L’année précédente ayant été très mauvaise, par suite de la crue trop faible du Nil, toutes les ressources du pays avaient été employées au service des coupons de la dette. L’emprunt Rothschild devait être employé à payer les dettes flottantes les plus criardes, et en premier lieu les traitemens; mais, grâce au mauvais vouloir des banquiers et des spéculateurs européens qui entraînaient les créanciers flottans, le gage de cet emprunt, c’est-à-dire les domaines cédés par le khédive à l’État, avaient été grevés d’hypothèques qui rendaient illusoire la garantie de la maison Rothschild et qui empêchaient celle-ci de livrer les sommes qu’elle avait reçues pour l’Égypte. Cette situation était à coup sûr bien grave. Il était cruel de renvoyer, sans leur donner même un léger à-compte, des officiers dont on dépeignait la misère sous les couleurs les plus sombres; et d’autre part, plus on les gardait sous les armes, plus on grossissait le poids d’une dette flottante devenue déjà écrasante. Après bien des hésitations, les ministres se décidèrent cependant pour le renvoi des officiers, espérant soit qu’un certain nombre d’entre eux trouverait dans les provinces quelques lambeaux de terre à cultiver, soit que beaucoup d’autres pourraient être employés dans les administrations civiles. Si brutale qu’elle fût d’ailleurs, cette mesure ne changeait pas grand’chose à la position des officiers, puisque depuis vingt mois ils n’avaient pas reçu une seule piastre de solde et puisqu’ils en étaient réduits, disait-on, à quitter leur uniforme pour se louer comme simples travailleurs ou à partager pour vivre l’orge des rations données à leurs chevaux. En leur rendant la liberté, on leur permettait de chercher des moyens d’existence meilleurs et plus avouables. Néanmoins l’opération du licenciement demandait à être conduite avec beaucoup de tact et de prudence. Le ministre de la guerre, Ratib-Pacha, qui en était chargé et qui était un des familiers intimes du khédive, n’imagina rien de mieux pour la mener à bonne fin que de concentrer au Caire, sous prétexte de désarmement, tous les officiers licenciés. Au lieu de les désarmer dans leurs garnisons respectives, on les obligea à venir d’Alexandrie, de Damiette, de Port-Saïd, de Syout, etc., etc., déposer leurs armes dans les casernes de l’Abassieh et à la citadelle du Mokatam. Trois mille officiers, réduits au désespoir, se trouvèrent ainsi réunis au Caire, au moment même où une grande cérémonie religieuse, le retour du tapis rapporté chaque année de la Mecque, soulevait dans les mosquées, non un fanatisme dont on ne trouve pas la moindre trace en Égypte, mais une sorte d’enthousiasme mystique qui ne va jamais sans quelque effervescence. Par une coïncidence nullement