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plus heureuses et les plus fécondes de son histoire, l’Egypte n’a point connu ce bienfait! L’étonnement joyeux des indigènes croissait chaque jour, leur attachement au nouvel ordre de choses, leur confiance dans le ministère européen grandissait en proportion. Si ce système de scrupuleuse probité administrative avait été appliqué assez longtemps pour que l’influence s’en fit partout sentir, qui sait quelle révolution se serait produite dans les idées et dans les mœurs du pays? Il est incontestable que le pouvoir absolu aurait perdu peu à peu son appui moral, et qu’en dehors de la classe dominante qui en profite directement, tout le monde l’aurait abandonné. Est-ce à dire, comme le croyait peut-être Nubar-Pacha, qu’un parti indigène assez fort pour résister au despotisme se serait formé autour de sa propre personne, et que l’heure n’aurait pas tardé à sonner où l’on aurait pu se passer de la France et de l’Angleterre? A coup sûr, non; car, en supposant le changement des mœurs aussi complet que possible, rien n’aurait été modifié dans les choses elles-mêmes: une volonté capricieuse du khédive, renversant le régime libéral, aurait arrêté le mouvement des esprits et rétabli le despotisme dans toute sa rigueur. Mais, si Nubar se trompait, non sur la portée, mais sur la force de résistance de la transformation qui se produisait autour de lui, les familiers du palais et la classe dominante partageaient son erreur. Ils détestaient Nubar-Pacha aussi vivement que les colonies européennes détestaient M. Wilson ; ces deux ministres étaient battus en brèche par des ennemis différens, mais également passionnés et tout disposés à faire cause commune pour une action décisive. On répétait sans cesse au vice-roi que Nubar voulait détruire d’abord son prestige pour s’emparer ensuite de son pouvoir. — Prenez-y garde ! lui disait-on, ce n’est pas du côté des ministres européens qu’est le danger, c’est du côté de Nubar. Nubar est animé des plus vastes ambitions, il mine sourdement votre trône, il rêve d’être un jour gouverneur de l’Egypte. Il vous a expulsé du conseil afin de faire de ses collègues les instrumens inconsciens de ses projets personnels. Après s’être attiré la sympathie des fellahs, il cherche à gagner celle des fonctionnaires. Si vous n’y mettez bon ordre, il aura bientôt la réalité du pouvoir entre les mains, il dirigera effectivement toutes les administrations ; il sera le véritable maître de l’Egypte, et vous n’en serez plus que le roi fainéant; mais les rois fainéans, l’histoire le prouve, finissent toujours par laisser leur sceptre à leurs maires du palais !

Au milieu de ce conflit d’opinions et de prétentions, le pouvoir de chacun restant dans le vague, personne n’aurait pu définir la nature du gouvernement qui fonctionnait au Caire. Le khédive n’assistait pas aux réunions des ministres; il communiquait avec le conseil par l’entremise de Nubar-Pacha et signait assez docilement