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leur connaissance des hommes et des choses de l’Égypte; jamais ils n’auraient eu l’audace d’étaler sous les yeux du maître les scandales de l’ancienne administration, et de proposer les moyens de les faire disparaître.

Il fallait donc éloigner Ismaïl-Pacha du conseil et se borner à lui soumettre le résultat de délibérations dont chaque mot, chaque syllabe, chaque allusion aurait risqué de le blesser grièvement et de provoquer peut-être ses vengeances. Mais, d’autre part, en le condamnant à régner sans gouverner, il eut été plus que puéril de l’investir d’une irresponsabilité purement conventionnelle. Habitués à obéir en aveugles aux ordres de leur maître, les fonctionnaires égyptiens n’auraient pas compris qu’une instruction émanée d’un ministre, surtout d’un ministre européen, eût la même valeur et méritât le même respect que si elle émanait du vice-roi. Moudirs, percepteurs, cheiks, moufétichs, avaient besoin de refaire entièrement leur éducation pour saisir la différence qui existe entre la loi, représentée par un cabinet indépendant, et le despotisme, représenté par un homme tout-puissant. « Si son excellence, demandait un membre de la commission d’enquête au ministre des wafks (biens des mosquées), si son excellence recevait du ministre des finances l’ordre de verser une partie des fonds qui lui sont confiés dans le trésor de l’État, est-ce qu’elle croirait devoir y obtempérer? — Oui, répondit le ministre ; si je recevais un ordre de son altesse le khédive, je donnerais la somme demandée. » Le directeur du Bet-el-Mal, administration chargée de gérer les biens des orphelins, faisait à la même question une réponse plus catégorique encore; « Dans le cas, disait-il, où la demande d’argent proviendrait du ministre des finances, je ne donnerais pas la somme demandée. Dans le cas où je saurais que la demande du ministre est fondée sur un ordre supérieur, je donnerais cette somme. Je ne prendrais ni gage, ni hypothèque. Le gage, c’est l’ordre du khédive. » Ainsi, dans un pays que l’on a voulu représenter comme fanatique et qui est à coup sûr foncièrement honnête, la volonté du souverain est supérieure au sentiment religieux, supérieure au respect de la plus sacrée des propriétés, celle des orphelins ! Les paroles du directeur du Bet-el-Mal sont significatives; elles indiquent bien pourquoi, tout en cessant de diriger les affaires, le khédive devait continuer à en supporter la responsabilité. Le gouvernement ne pouvait marcher qu’à la condition que les ordres des ministres fussent, aux yeux de tous les fonctionnaires, fondés sur l’ordre supérieur. Si le khédive faisait une opposition plus ou moins sourde à son cabinet, s’il ne lui prêtait pas un concours éclatant, si surtout il s’avisait de donner aux fonctionnaires des instructions différentes de celles qui venaient des ministres, une crise était