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petites vagues du Bosphore sous les cyprès, celui-là laisse couler avec elles toute la poésie de son âme et dit tous les rêves qu’il y a vus après tant d’autres : ce n’en sont pas moins ses rêves à lui. — M. de Moûy rehausse ses impressions par des vues bien fortes et bien justes : il note cette réflexion sur le Bosphore :

« Étrange antithèse entre les dispositions de la géographie physique et les prédestinations de l’histoire ! Un enfant, sur une nacelle, traverse ce détroit que les idées, avec leur formidable puissance et leurs infatigables ailes, n’ont jamais pu franchir. La civilisation européenne et la civilisation asiatique ont été également impuissantes à combler cet abîme. Et cependant que de luttes et que d’efforts pour déborder sur l’une ou l’autre rive ! » Oui, sans doute, l’effort a été vain, et le grand mérite de ce livre est de nous faire mieux saisir la vanité de toute tentative de conciliation entre l’esprit européen et l’esprit asiatique. Dans le curieux chapitre intitulé : Dialogue, l’auteur lève un coin du voile qui recouvre la pensée orientale. Il nous la montre réfractaire à nos formules, à nos façons d’envisager les problèmes de la vie, conséquente à elle-même d’ailleurs et appropriée à des races formées dans de tout autres conditions historiques que les nôtres. L’infusion d’un sang étranger n’a encore réussi ni pour les individus ni pour les peuples. Faute d’avoir médité sur cette loi philosophique, les politiques européens ont commis parfois de cruelles méprises ; il n’est que temps de rappeler à tous des enseignemens dont l’auteur des Lettres a si bien saisi la portée.

Une légère critique en terminant. Comment M. de Moûy, un écrivain de race et de valeur, a-t-il permis que ses pages, pensées et écrites avec amour, fussent travesties par les lithographies fantastiques de ce volume ? Comment l’intelligent éditeur, qui a rendu un si grand service à l’esprit français en vulgarisant chez nous les récits et le goût des voyages, ne se décide-t-il pas à bannir des livres sérieux cette imagerie enfantine ? Il y a là telle reproduction du temple de Jupiter Olympien qui rend fort exactement le profil d’un jeu de quilles, telle vue des Propylées qui a dû déjà figurer dans une Histoire sainte comme illustration du Chaos. De grâce, brûlons une bonne fois ces bois injurieux pour Athènes, et si nous ne pouvons, comme nos voisins d’Angleterre, faire de l’art vrai à bon marché, contentons-nous de bonne prose. C’était le cas ou jamais cette fois ; quand les délicats prennent un livre de M. de Moûy, ils ne lui demandent que lui-même.


E.-M. DE VOGÜÊ.

Le directeur-gérant, C. Buloz.