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œuvre, et tout ce qui ne peut que la détourner de son but, soit en la flattant, soit en la divisant, en la jetant dans de bruyans et importuns conflits, tout cela n’est plus dans le ton juste et vrai ; ce n’est plus la politique d’une nation éprouvée qui a son avenir à refaire.

Certes s’il y avait une occasion naturelle et légitime de tout oublier dans une fête publique, c’était cette inauguration de la statue élevée à M. Thiers sur une place de Nancy, la ville lorraine devenue une des sentinelles avancées de la France au revers des Vosges. Rien n’a été négligé pour donner à un hommage si mérité l’éclat d’une solennité exceptionnelle. M. le maire de Nancy, en maître des cérémonies expérimenté, n’a ménagé ni les invitations à ses amis, ni les illuminations, ni les concerts. Ministres, sénateurs et députés se sont rendus à l’appel comme ils le devaient. Des discours ont été prononcés par M. le président du sénat, par M. le ministre de l’intérieur, par M. Jules Simon ; des toasts ont été portés au banquet. La fête a été complète, elle a duré plusieurs jours. Qu’on nous permette de le dire en toute sincérité assurément la pensée d’honorer celui qui garde justement le nom de « libérateur du territoire, » cette pensée d’une commémoration durable n’a rien que de simple et de touchant. M. Thiers a eu, entre ses contemporains, le glorieux, le fatal privilège d’avoir prévu des malheurs qu’il n’a pas pu empêcher et de s’être trouvé là pour les réparer autant qu’ils pouvaient être désormais réparés. Pendant deux ans il s’est dévoué à cette œuvre de poignante revendication nationale ; il y a prodigué son activité, sa patience, son énergie, sa fertilité ingénieuse, et c’est lui-même, c’est ce héros d’une des heures les plus sombres de notre histoire, qui a dit un jour ou qui a laissé entrevoir devant l’assemblée nationale toutes les difficultés avec lesquelles il avait à se mesurer pour reconquérir pied à pied la paix, la dignité, l’indépendance, le sol du pays. Oui, sans doute, tout ce que pouvaient le patriotisme et le dévoûment, M. Thiers l’a fait, et c’est parce qu’il l’a fait avec un si pathétique courage qu’il apparaît aujourd’hui comme une sorte d’image historique de la France vaincue et délivrée ; mais enfin, il faut tout dire, jusque dans ces honneurs rendus à une populaire mémoire, il y avait une certaine mesure à garder, et M. Thiers lui-même, lorsqu’il parlait de la dignité reconquise, ne manquait pas d’ajouter qu’il ne parlait que d’une « dignité souffrante. » Ces traités de 1871, rançon inexorable de la défaite, n’apparaissaient pas comme une victoire à celui qui avait eu la douloureuse fortune de les signer après avoir plus d’une fois porté à la tribune le ressentiment patriotique des traités de 1815. Disons le mot : on a un peu oublié, on n’a pas senti assez ce qu’il y avait d’étrange dans cet éclat des réjouissances à quelques pas d’une frontière mutilée.

Ce qu’on est allé honorer à Nancy, c’est le libérateur du territoire,