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son temps qui calculent « les conséquences pratiques » de tout ce qu’ils disent et de tout ce qu’ils écrivent, ce sont eux qui s’appuient à l’expérience et qui ne quittent pas du pied le terrain de la réalité, mais ce sont précisément les écrivains du XVIIIe siècle, c’est trop souvent Voltaire, ce sont surtout les Diderot et les Rousseau qui se meuvent dans l’abstraction, dans le domaine de la pure logique, et qui bâtissent à l’aventure ces cités idéales ou fantastiques, plus fantastiques en vérité que la Néphélococcygie d’Aristophane lui-même.

Ce n’est pas M. Molinier qui est en cause ici ; ce n’est pas même seulement son édition des Pensées ; ce sont certaines doctrines, contemporaines et certaines habitudes fâcheuses qui se sont introduites insensiblement dans la critique. Comme il était devenu banal de louer le XVIIe siècle, il est original et neuf aujourd’hui d’en parler très légèrement, voire, le cas échéant, avec une nuance de dédain. Sans doute il ne faut être la dupe de personne, — c’est le principe d’une sage critique, — mais il faut aussi garder une mesure. M. Molinier ne l’a pas gardée dans sa préface, il ne l’a pas gardée non plus dans son commentaire[1].

C’est ainsi qu’il ne semble pas se douter qu’il y ait des expressions que l’on ne saurait employer, par respect pour l’importance des problèmes qu’agite l’âme de Pascal, et j’ajoute par respect pour Pascal. Quand Pascal, abîmé dans la contemplation de l’infini, s’écrie que a la dernière démarche de la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la surpassent, » on ne répond pas d’un mot que c’est là « raisonner en théologien » et l’on n’ajoute pas qu’en fait « il n’y a rien qui surpasse la raison humaine. » Quand Pascal, en un autre endroit, appuie sur les imperfections de notre triste nature humaine, on ne lui répond pas « qu’on peut soutenir que l’homme est l’être le plus parfait de la création, ou même qu’il est parfait absolument » et qu’en pareille matière « tout dépend de la tournure d’esprit du raisonneur. » Nous connaissons quantité de raisonneurs qui ont l’esprit furieusement mal tourné. Il dépendra de la « tournure d’esprit d’un raisonneur » aussi, de trouver que l’édition de M. Molinier est une excellente édition des Pensées. Mais surtout on ne par le pas du cercle vicieux dans lequel se débat la raison de Pascal, on ne par le de ses sophismes et on ne lui inflige pas cette étonnante leçon « qu’il eût mieux fait de se contenter de croire, sans essayer de donner les raisons de sa foi. »

Il résulte de tout cela que, si M. Molinier, par ses études spéciales, pouvait être admirablement préparé pour déchiffrer les énigmes du texte de Pascal, c’était peut-être de sa part un projet aventureux que de vouloir restaurer l’œuvre entière. Pas n’est besoin pour s’en convaincre de discuter le détail du plan qu’il nous propose : il suffit

  1. On le lui a déjà clairement et très justement reproché dans la Revue critique du 21 juin 1879.