Page:Revue des Deux Mondes - 1879 - tome 34.djvu/926

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Après dix années de travail, les plus heureuses sans doute de sa vie, car la lente création de l’historien a des douceurs mystérieuses comme l’enfantement, Motley se décida à porter son gros manuscrit à un éditeur. On se le figure mal, fier comme il était, subissant ces refus polis et ce dédain mal déguisé que la richesse, faite de la gloire d’autrui, doit avoir pour ce qui est obscur et inconnu. M. Murray refusa de publier la Fondation de la république hollandaise. Motley se décida à publier son livre à ses propres frais chez M. John Chapman. Il fut récompensé presque immédiatement de ses sacrifices. Il se trouva dans la presse anglaise un homme qui reconnut un frère dans Motley : c’était Froude ; il le salua historien, et le présenta, avec des éloges presque enthousiastes, à ce grand public anglais, si affairé qu’il a toujours un peu besoin qu’on lui prépare ce qui doit l’occuper. M. Guizot, qui avait aussi cette faculté d’admirer qui est le propre des grands esprits, s’éprit tout de suite de M. Motley et fit commencer une traduction de son livre. En Hollande, en Allemagne, en Russie, les traducteurs se mirent à l’œuvre. En Amérique, Everett, Bancroft, Irving, Prescott, n’eurent que des éloges pour l’œuvre de leur compatriote. Le livre devint très rapidement populaire ; dès la première année, il s’en vendit en Angleterre jusqu’à quinze mille exemplaires.

Après une visite aux États-Unis faite pendant l’hiver de 1856 à 1857, Motley retourna en Europe. Il passa une saison à Londres et un hiver à Rome. Il avait goûté les douceurs de la solitude studieuse, il connut celles de la gloire naissante ; en Angleterre surtout, où tout Américain retrouve une sorte de patrie, il fut admis d’emblée dans la familiarité de tout ce qui donne à la société anglaise son incomparable éclat. Partout cependant, dans le silence des parcs comme dans le tumulte de Piccadilly, il travaillait en pensée à sa grande œuvre ; il cherchait des traits, des images des souvenirs. Son ambition embrassait toute l’histoire de la république hollandaise ; il en avait déjà raconté les débuts ; il voulait raconter comment elle avait conquis son indépendance. Cette deuxième époque allait de la mort de Guillaume le Taciturne à la trêve faite avec l’Espagne (de 1584 à 1609) ; la troisième époque devait être le triomphe définitif, l’indépendance reconnue des états ; elle va de la trêve de douze ans à la paix de Westphalie au milieu de XVIIe siècle.

Pour Motley, l’histoire des Pays-Bas n’était pas l’histoire d’une province. Comme il l’écrivait à un de ses amis, de Rome, le 4 mars 1859 : « C’est l’histoire de la liberté européenne. Sans la lutte de la Hollande et de l’Angleterre contre l’Espagne, toute l’Europe aurait pu devenir catholique et espagnole. C’est la Hollande qui a sauvé l’Angleterre au XVIe siècle, et par là qui a assuré le triomphe de la réforme et placé l’indépendance des divers états de l’Europe sur