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trop délicat. Il se convainquit très vite que les gens de sa trempe sont condamnés à l’isolement et à la retraite. Cette découverte le jeta d’abord dans une terrible mélancolie ; il avait pourtant encore le courage de se moquer de lui-même. Après s’être indigné contre « monsieur n’importe qui, » il ajoutait : « Tout cela, pour employer la langue énergique des annonces du baume de Colombie, doit jeter tout jeune homme généreux et pensant dans un état de tristesse profonde, dans une tristesse que la perte de la fortune elle-même ne saurait causer, et qui ne peut être amenée que par la chute des cheveux. » Motley a toujours eu quelque chose d’amer jusque dans la gaîté.

Tournant le dos à la politique active, il se remit à écrire, malgré le peu de succès qu’avait obtenu son premier livre. Il publia des essais sur Pierre le Grand, sur les romans de Balzac, sur les puritains d’Amérique. Ce dernier essai est le seul qui puisse nous intéresser, car Motley tenait aux puritains de la Nouvelle-Angleterre par toute sorte de fibres ; on en retrouve l’esprit dans toute son œuvre historique. « Avec tous ses défauts, écrivait Motley en 1849, le système des puritains était un système pratique. Avec leurs défauts, leurs conceptions gênantes, tyranniques, arbitraires, les pèlerins (pilgrims) étaient amoureux de la liberté en même temps que soutiens de l’autorité… Nous jouissons d’un avantage inestimable en Amérique. On peut être républicain, on peut être démocrate, sans être un radical. Le radical, l’homme qui veut arracher les racines, fait un métier dangereux pour la société. Ici il y a peu de chose à déraciner. Toutes les classes sont de nécessité conservatrices, car aucune ne veut changer la nature de nos institutions… Un pays sans passé ne peut être grisé par la vision du passé des autres pays. C’est l’absence de ce passé qui fait la sécurité de nos institutions. Rien ne trouble le développement de ce que nous sentons être le vrai principe de gouvernement, la volonté populaire exprimée par les voies légitimes. Pour établir ce grand principe, il n’y avait rien à déchirer, rien à déraciner. Il est sorti, dans la Nouvelle-Angleterre, du germe inconsciemment planté par les premiers pèlerins. »

Motley parcourait le vaste horizon de l’histoire, cherchant s’il n’y trouverait point quelque peuple dont l’idéal politique eût été le même à peu près que celui de ses puritains de la Nouvelle-Angleterre, un peuple sérieux, religieux, héroïque, épris d’ordre autant que de liberté, rebelle aux innovations, aux chimères, et prêt à défendre au prix de tout son sang, contre une tyrannie étrangère, quelque chose d’ordonné, de défini, qui valût la peine d’être conservé. Il reste peu de places vides dans ce vaste champ du passé ; parler des républiques antiques, Motley n’y pouvait songer ; il ne trouvait rien non plus dans les petites républiques italiennes qui